Lynette Yiadom-Boakye, la peintre qui valait deux millions de dollars

Après le pavillon du Ghana à la biennale de Venise et la Tate Britain, à Londres, c’est au tour du Guggenheim de Bilbao d’accueillir une grande exposition de l’artiste, connue pour ses étonnants portraits à l’huile.

L’artiste Lynette Yadiom-Boakye lors de la remise du Visual Art Awards, à Londres, en 2016. © John Phillips/Getty Images via AFP

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Publié le 5 mai 2023 Lecture : 5 minutes.

Après une grande exposition à la Tate Britain, à Londres, la peintre Lynette Yiadom-Boakye est accueillie en majesté par le Guggenheim de Bilbao, en Espagne, qui présente, jusqu’au 10 septembre prochain, rien moins que 70 de ses œuvres récentes sous le titre « Nul crépuscule n’est trop puissant ». Une telle reconnaissance venant d’institutions incontournables du monde de l’art constitue une consécration. Ce n’est néanmoins pas une réelle surprise.

Diplômée du Central Saint Martins College of Art and Design, du Falmouth College of Arts et des Royal Academy Schools, cette Britannique d’origine ghanéenne a été remarquée dès le début des années 2000, avant même la fin de ses études. Exposée à Genève (Suisse) et Cape Town (Afrique du Sud), elle a rejoint la galerie new-yorkaise Jack Shainman en 2010 et a fait, peu de temps après, l’objet d’expositions monographiques d’importance, que ce soit à la Serpentine Gallery de Londres (Royaume-Uni, 2015), à la Haus der Kunst de Munich (Allemagne, 2015), à la Kunsthalle de Bâle (Suisse, 2016) ou encore au Moderna Museet de Stockholm (Suède, 2021).

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Black Portrait

Saluée par plusieurs prix internationaux (prix Future Generation du Pinchuk Art Centre de Kiev en 2012, prix Carnegie du Carnegie International de Pittsburgh en 2018), présentée dans le pavillon du Ghana à la Biennale de Venise en 2019, l’artiste a également su séduire le marché de l’art. Selon Artprice, le produit de ses œuvres en vente aux enchères est passé de 500 000 dollars en 2013 à environ 5 millions en 2022. Sa toile la plus chère, Diplomacy III, a été achetée pour 1 950 000 dollars chez Christie’s New York en 2021.

L’absence historique des Noirs dans la peinture confère une grande importance aux projets tels que celui de Lynette Yiadom-Boakye, qui critiquent ce manque

Au premier regard, son approche peut sembler classique : Lynette Yiadom-Boakye peint sur toile ou sur lin des portraits figuratifs, à l’huile. Mais si l’on se laisse happer par ses peintures, leurs spécificités apparaissent peu à peu. La plus évidente, sans doute, est la couleur de peau des personnages. L’artiste ne peint que des Noirs.

« L’absence historique des personnes de couleur dans le portrait, et dans la peinture en général, confère une grande importance aux projets tels que celui de Lynette Yiadom-Boakye, qui critiquent ce manque », soutient la commissaire d’exposition Lekha Hileman Waitoller dans le catalogue de l’exposition. « Les toiles sont autant des véhicules chromatiques proposant un discours sur la représentation que des études sur les nuances parmi lesquelles toute une variété de tons de peau. »

Exposition au Musée Guggenheim à Bilbao : "Labyrinth (Maze)", à g., "Above the Heart and Below the Mind", à dr. © Erika Ede/FMGB Guggenheim Bilbao

Exposition au Musée Guggenheim à Bilbao : "Labyrinth (Maze)", à g., "Above the Heart and Below the Mind", à dr. © Erika Ede/FMGB Guggenheim Bilbao

Pour sa part, l’artiste semble fuir toute question portant sur ses origines et sur la dimension politique de son œuvre, écartant les bras comme pour signifier qu’il suffit de regarder pour saisir l’évidence. Ses liens avec le Ghana sont néanmoins bien réels : de ses parents, qui l’ont élevée au Royaume-Uni, elle dit avoir reçu « une manière de penser et de regarder ».

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À une époque où le black portrait est à la mode chez bien des artistes africains ou afrodescendants, envahissant les foires, les catalogues des maisons de ventes aux enchères et les villas des collectionneurs, Lynette Yiadom-Boakye se distingue pourtant par une approche qui n’enferme jamais les personnages représentés dans une identité ni dans un cadre. « Les gens sont tentés de politiser le fait que je peigne des personnes noires, et la complexité de cette dimension est une part essentielle du travail », expliquait l’artiste dans une interview donnée au magazine Kaleidoscope. « Mais mon point de départ est toujours le langage de la peinture lui-même et la manière dont il se rapporte au sujet. »

Libre(s) de sortir du cadre

Le désir de laisser aux uns et aux autres leur libre arbitre transparaît aussi bien dans la méthode de travail de la peintre que dans le résultat final. Ainsi, l’artiste ne peint jamais d’après modèle. Ses portraits sont des compositions inspirées de différentes sources, scrapbooks, dessins, souvenirs, instants de la vie quotidienne minutieusement observés. La touche est fluide, rapide, et l’artiste explique souvent ne pas passer plus d’une journée sur un tableau. Il s’agit de peindre un instant fugace, un état d’esprit.

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Les décors sont neutres, que ce soit des intérieurs ou des paysages, dépourvus de détails précis qui permettraient de les situer précisément dans l’espace ou dans le temps. La palette de couleurs emprunte surtout aux bruns, aux ocres terreux, parfois éclairées de blanc, de jaune, de vert, de rouge.

Elle joue sur les clairs-obscurs pour créer une atmosphère tantôt énigmatique, onirique, tantôt douce, intime et joyeuse

« Débarrassée du fardeau qu’est la représentation fidèle des gens, l’artiste peut s’immerger librement dans la peinture, explorer la couleur, la composition, et surtout, le contenu émotionnel qui détermine l’image », explique Lekha Hileman Waitoller. Les portraits de Lynette Yiadom-Boakye capturent des moments de joie, de camaraderie, de fatigue, d’interrogation, d’abandon que chacun, selon son état d’esprit, peut interpréter à sa manière.

Souvent, comme pour dire leur indépendance par rapport à l’artiste et au médium typiquement occidental qu’elle utilise – la peinture à l’huile sur toile tendue –, les personnages sortent du cadre. À leur manière, ils nous indiquent qu’il en existe bien un délimité par la peintre – elle-même empreinte d’une certaine tradition et une certaine histoire de l’art – mais qu’ils sont libres de s’en affranchir, de penser et d’exister par eux-mêmes.

« L’une des choses que je supprime toujours dans mon travail, c’est une personne qui a l’air passive. En partie parce que mes personnages sont noirs, en partie parce que je ne veux pas qu’ils donnent l’impression que quelqu’un leur a pris quelque chose », déclarait encore l’artiste à Kaleidoscope.

L’humanité pure

La peintre, qui se dit aussi autrice, répète à l’envi : « J’écris sur les choses que je ne peux pas peindre et je peins les choses que je ne peux pas écrire. » Chacune de ses toiles est ainsi accompagnée d’une touche supplémentaire : le titre, soigneusement choisi. Si celui-ci ne donne aucune explication, il ouvre la porte de l’imaginaire du spectateur : A Dozen Doves in Mourning, Peace Channel Least, Glory in the Ounces…

 © Erika Ede/FMGB Guggenheim Bilbao

© Erika Ede/FMGB Guggenheim Bilbao

En offrant beaucoup de liberté à ses personnages comme à ceux qui les regardent, en n’imposant aucune trame narrative, en introduisant parfois quelques éléments d’étrangeté sous la forme d’animaux plus ou moins domestiqués – oiseaux, poissons, chats –, Lynette Yiadom-Boakye restitue une riche pluralité de ressentis humains qui font, souvent, penser aux textes de la romancière française d’origine sénégalaise Marie Ndiaye.

« Lynette a été pionnière dans la réinvention du genre traditionnel du portrait », indique pour sa part le galeriste français Christophe Person. « On reconnaît ses personnages qui touchent par leur simplicité. Les dépouillant de toute référence sociale, elle en révèle la plus pure humanité. Sa palette de couleurs est particulièrement reconnaissable, terreuse et neutre, elle ajoute ponctuellement des touches flamboyantes et des ouvertures de lumière blanche et immaculée. Elle joue sur les clairs-obscurs pour créer une atmosphère tantôt énigmatique, onirique et un peu magique, tantôt douce, intime et joyeuse, qui pousse à la contemplation de ses personnages dignes, confiants et apaisés. Sans aucun doute, elle s’inscrit dans l’histoire de l’art. »

 

« Nul crépuscule n’est trop puissant » (« No Twilight too Mighty ») de Lynette Yiadom-Boakye, au Guggenheim Bilbao (Espagne), jusqu’au 10 septembre 2023, sous le commissariat de Lekha Hileman Waitoller.

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