Bernardine Evaristo : « Je ne veux pas être esclave de l’Histoire »

Alors que deux de ses ouvrages paraissent en français, rencontre avec l’écrivaine militante d’origine nigériane, lauréate du prestigieux Booker Prize en 2019 et présidente de la Royal Society of Literature.

L’autrice et universitaire britannique Bernardine Evaristo. © Jennie Scott

Publié le 12 mai 2023 Lecture : 8 minutes.

Et si les Européens avaient été réduits en esclavage par les Africains ? C’est en déployant ce récit inversé de l’Histoire que le dernier roman de Bernardine Evaristo traduit en français, Des racines blondes, questionne les ressorts du racisme jusqu’à nos jours. L’autrice de 63 ans, qui est aussi dramaturge et professeure d’université, préside, depuis l’année dernière, la prestigieuse Royal Society of Literature. Avec son récit choral, Fille, femme, autre, elle a été, en 2019, la première femme noire couronnée du renommé Booker Prize. Rencontre.

Jeune Afrique : Dans Des racines blondes, vous créez un monde où les Africains tiennent les Européens en esclavage. Comment est-il né ?

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Bernardine Evaristo : Je voulais écrire sur la traite transatlantique, c’est une page importante de l’histoire du monde. Et en tant que romancière, je cherchais une manière d’emporter les lecteurs dans une direction inattendue. Personne n’avait encore proposé ce prisme d’un monde où les esclaves seraient les Européens. Il m’a permis d’examiner l’ampleur et l’absurdité des ressorts de l’esclavage, tout autant que le racisme aujourd’hui, et ses origines.

Dans votre essai, Manifesto – N’abandonnez jamais, où vous retracez votre parcours, vous confiez que « les idées dangereuses sont les seules qui [vous] intéressent ». Quelle était la part de mise en danger dans Des racines blondes ?

C’était osé parce que la traite transatlantique est une thématique extrêmement sensible, même actuellement. C’est une histoire qui sous-tend toute celle des États-Unis, au-delà de celle des Africains-Américains. Au Royaume-Uni, cela peut paraître un peu plus lointain, parce que l’esclavage s’est matérialisé surtout dans les Caraïbes.

Inverser l’histoire, c’est prendre le risque de choquer des gens, que certains imaginent que je ne prends pas le sujet au sérieux. Ce n’est évidemment pas le cas. Dans mon écriture, je combine le tragique et le comique, dans ce récit comme dans tous mes livres.

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C’est un récit documenté, comme The Emperor’s Babe ou Soul Tourists. Comment entremêlez-vous fiction et faits historiques ?

Je suis très irrévérencieuse. Parfois je m’en tiens aux faits historiques, parfois je joue avec eux. Ce sont des allers-retours entre l’écriture et les recherches. En tant que créatrice, je ne veux pas être l’esclave de l’Histoire. Pour Des racines blondes, j’ai lu beaucoup, notamment Roots, de Alex Haley. J’ai aussi visité le musée de l’esclavage de Liverpool.

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Dans Manifesto, vous questionnez votre rapport à l’Afrique depuis l’adolescence, moment où vous prenez conscience que l’idée que vous vous faisiez du continent « était un concept n’existant que dans l’imagination des Européens ». Quel était cet imaginaire ?

J’ai grandi avec un père nigérian qui ne parlait jamais du Nigeria. Je ne savais rien de ce pan de mon histoire. Dès lors, quand j’étais enfant, l’« Afrique », « être africaine », était quelque chose de négatif. J’avais intériorisé le racisme de la société britannique.

À 19 ans, j’ai commencé à m’intéresser à mon histoire africaine et à l’histoire des Noirs. Alors l’Afrique est devenue mythologique. J’ai appris que des membres de notre famille vivaient toujours au Nigeria et, après avoir voyagé au Kenya, en Égypte et à Madagascar, j’y suis allée. Je me suis demandé si ce pays pourrait être ma patrie. Je me suis rendu compte que non.

C’est un pays trop différent de la Grande-Bretagne et, à l’époque, en tant que femme célibataire indépendante, je n’aurais pas pu y vivre. Je sentais que je ne pouvais pas y être chez moi. Mais le Nigeria est devenu un « chez-moi » spirituel. À travers mon écriture, j’explore le monde de la diaspora africaine, principalement britannique, dans le passé, dans le présent, dans le futur, et aussi dans mon imaginaire. Depuis mes 19 ans, c’est mon projet créatif.

Quel regard portez-vous sur la société britannique ?

L’immigration des Noirs en Grande-Bretagne a commencé à la fin des années 1940. Cette première génération a dû survivre dans un pays raciste. Alors que, dans ma génération, certains atteignent des positions de pouvoir, parce que nous constituons une partie de l’ « establishment » britannique. La société a progressé en matière d’inclusivité, parce que nous nous sommes battus, et que des législations anti-racistes ont vu le jour. Quand j’étais jeune, il était inconcevable qu’une personne non blanche devienne Premier ministre. Il n’y avait pas de politiciens noirs ou asiatiques. Aujourd’hui, si ! Le racisme existe en Grande-Bretagne, mais il est moins présent qu’il y a quarante ans.

Vous avez commencé votre carrière par le théâtre et par une formation au théâtre communautaire, en particulier.

Le théâtre communautaire est arrivé dans les années 1960 à travers des communautés qui ont dit : « Si on n’a pas notre place dans le théâtre mainstream, nous allons créer notre propre théâtre ! » Cela a été déterminant parce que, par ce biais, on a vraiment fait évoluer un théâtre qui était traditionnel, blanc, masculin. D’un seul coup, il y a eu des troupes qui représentaient des Noirs, des Asiatiques, des femmes, des queers, des personnes âgées, etc. C’était merveilleux. Et il y avait des financements publics pour que toutes et tous puissent exprimer leurs sujets de préoccupation. On ne parlait pas d’activisme à l’époque – un mot qui est devenu à la mode –, mais de théâtre communautaire ou alternatif.

Vous œuvrez depuis les années 1980 pour une meilleure intégration des personnes noires et asiatiques dans l’édition. Pourquoi avoir lancé le prix Brunel de poésie africaine ?

Je l’ai lancé en 2012 parce que je ne voyais pas la poésie africaine dans le paysage international. J’ai été présidente du jury du prix Caine. J’ai vu comment il a révolutionné le rapport à la fiction africaine et aidé à promouvoir des écrivains du continent sur la scène mondiale. Pourquoi ne pas créer un prix similaire pour la poésie ? Le président de l’université où j’enseignais a proposé de le financer. Et chaque année depuis, le Fonds pour la poésie africaine, basé aux États-Unis, a publié des lauréats de toute l’Afrique. Au bout de dix ans, ce fonds a repris le flambeau, et a appelé ce prix… le prix Evaristo !

Vous enseignez la littérature de fiction à l’université. Quel est le conseil phare que vous transmettez à vos étudiants ?

Je veux qu’ils accordent de la valeur à ce qu’ils ont à dire, qu’ils trouvent leur propre voix et écrivent sur les cultures importantes pour eux. Quand j’ai commencé à enseigner, je me suis rendu compte que tous les élèves se mettaient dans la peau d’un personnage blanc, souvent une jeune fille blonde aux yeux bleus. Ils étaient pourtant d’horizons divers et certains venaient à peine d’arriver en Grande-Bretagne. Pourquoi ? Parce qu’ils pensaient que la littérature c’était ce personnage blanc, que leur propre culture ne pouvait pas être de la vraie littérature.

Donc la première chose que j’apprends à mes étudiants, c’est à accorder de la valeur à l’endroit d’où ils viennent. Ils sont libres, bien sûr, d’écrire sur ce qu’ils veulent. Mais ils ont besoin de savoir qu’ils peuvent écrire, aussi, sur leur propre culture, dans leur langue, que c’est important pour eux et pour la société. Je sais ce que ça fait d’avoir l’impression que ce qu’on a à dire n’est pas important. Quand j’ai commencé à écrire, on m’a dit que mon regard de jeune femme britannique noire n’était pas intéressant, que personne ne voudrait me lire. Quand j’enseigne, je m’assure que mes étudiants ne ressentent plus ça !

Parmi vos influences, vous citez Audre Lorde, Toni Morrison, Ntozake Shange ou encore Gloria Naylor. Quelle influence ont-elles eue sur votre parcours ?

Elles m’ont donné la permission d’écrire. Quand j’ai commencé à lire les écrivaines africaines-américaines au début des années 1980, on ne trouvait leurs œuvres que dans une seule librairie à Londres, et elle était située dans mon quartier. Elles m’ont introduite dans le corpus de la littérature internationale écrite par, et à propos de femmes noires. Il y avait de la fiction africaine et de la fiction caribéenne bien sûr, mais les femmes noires américaines, elles, étaient nombreuses. Il y avait du choix. Je m’identifiais à ces autrices même si elles écrivaient sur des vies très différentes de la mienne. Elles m’ont aidé à développer mon esthétique et mes motivations littéraires.

Vous revendiquez le terme d’ « écrivaine noire » parce que, « dans une société racialisée », vous jugez « qu’il est important de se concentrer sur ces sujets ». De quelle manière aujourd’hui ?

Les autrices que je lisais étaient identifiées comme noires. Pour moi, s’affirmer comme une écrivaine noire, c’est poser un acte de résistance contre la littérature dominante qui, quand j’ai commencé, nous excluait. Une identité, ça ne limite pas qui vous êtes. Certains pensent que lorsqu’on choisit une étiquette, on choisit ce sur quoi on peut écrire, alors que cela crée une infinité de possibles. Combien de Noirs y a-t-il dans le monde ? Plus d’un milliard ! Donc il y a beaucoup de choses à dire, ça n’est aucunement une limite !

En 2019, vous recevez le Booker Prize pour Fille, femme, autre. Il a, dites-vous, changé votre vie.

Je n’étais pas une jeune autrice, j’avais déjà plusieurs livres édités, j’étais reconnue comme une écrivaine radicale, avec une écriture expérimentale. Et dans ce livre, tous mes personnages sont des femmes non blanches. Donc, oui, pour toutes ces raisons, ç’a été un moment important !

Depuis 2022, vous présidez la Royal Society of Literature. Quel est le rôle de cette institution ?

Elle a 200 ans d’histoire et dans le monde littéraire c’est l’ « establishment » pur. C’est aussi une organisation progressiste, sinon je n’y serais pas ! Il y a beaucoup de programmes littéraires et éducatifs très inclusifs, et qui œuvrent pour que les différentes communautés jouissent d’une meilleure visibilité, avec aussi des titres prestigieux ouverts désormais à des personnes très diverses. Quant à ma désignation, moi, femme noire militante, c’est un message symboliquement très puissant : je viens de la classe ouvrière, je suis la première à ne pas venir d’une grande université comme Oxford ou Cambridge. Et puis je suis seulement la deuxième femme à occuper ce poste en deux cents ans, et la première qui ne soit pas blanche !

Manifesto – N’abandonnez jamais, de Bernardine Evaristo, traduit de l’anglais par Françoise Adelstain, Éditions Globe, février 2023, 272 pages, 19,90 €

Des racines blondes, de Bernardine Evaristo. Traduit de l’anglais (R.-U.) par Françoise Adelstain, Éditions Globe, février 2023, 320 pages, 23,50

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