Commando de Gafsa : l’ombre de Boumédiène et de Kadhafi
En janvier 1980, l’attaque meurtrière lancée à Gafsa par un groupe de nationalistes tunisiens armés provoque la stupeur. Laquelle fait place à la colère quand il s’avère que les voisins libyen et algérien ont prêté main forte aux assaillants.
QUAND LA TUNISIE EST ATTAQUÉE (2/4) – Il est 2 heures du matin, ce 27 janvier 1980. Nous sommes dimanche, à la veille du Mouled. Deux ans après les émeutes du « jeudi noir », Gafsa, la rebelle, est endormie, lorsque la sonnerie du téléphone réveille, l’un après l’autre, notables et dirigeants de cette ville du sud-ouest de la Tunisie.
M’hamed Abbès, le gouverneur récemment nommé, les informe qu’une attaque est en cours dans la ville. De son côté, le général Mohamed Gzara, chef d’état-major de l’Armée de terre, appelle les hauts gradés de l’armée nationale.
Réveillés par les tirs d’armes automatiques, les habitants se claquemurent. « Des inconnus ont investi la caserne Ahmed-Tlili, à 10 kilomètres de la ville, et tué la sentinelle de faction. Embarqués dans des camions militaires Magirus, équipés d’armes et de munitions puisées dans l’armurerie de la caserne, ils foncent en direction de la ville en criant : « C’est fini, Dieu est grand, suivez-nous… », rapporte l’ancien ministre de l’Intérieur, Othman Kechrid. Une situation particulièrement alarmante, d’autant que Habib Bourguiba et son épouse, Wassila, sont en villégiature à Nefta, à 100 kilomètres de Gafsa.
Les ordres fusent. L’armée sécurise les routes, isole Gafsa et décrète un niveau d’alerte maximum dans la région. Les insurgés, divisés en trois groupes de 15 commandos, sillonnent la ville, s’emparent de véhicules et abattent ceux qui leur résistent. Ils semblent déterminés sans que personne sache qui ils sont. Jusqu’à ce que l’AFP, à Paris, rende publique une revendication qui lui a été adressée.
Le communiqué annonce que « l’Armée de libération tunisienne intervient en ce second anniversaire du massacre sanglant perpétré par le régime tunisien le 26 janvier 1978 », puis ajoute que l’action en cours est « le point de départ d’un mouvement qui aboutira finalement à la libération du pays de la dictature du Parti socialiste destourien (PSD) et de la domination coloniale ». Dans le pays, personne n’a jamais entendu parler de cette mystérieuse « Armée de la libération tunisienne ». Les hommes qui la dirigent, par contre, sont des figures de la mouvance nationaliste qui ont déjà eu maille à partir avec le pouvoir.
Mobilisation générale
Dans Gafsa, l’armée et les forces d’intervention se déploient mais ne ripostent pas aux assaillants pour éviter un bain de sang. Une radio pirate exhorte, sans succès, les habitants à rejoindre les insurgés. Aux premières heures de la matinée, des hélicoptères survolent la ville, des avions de Tunisair sont réquisitionnés, la marine est appelée en renfort. Face aux mutins qui continuent à parader dans les rues, la mobilisation est générale. Ils tirent en l’air, sèment la terreur et contraignent avec brutalité les jeunes recrues consignées à la caserne Ahmed-Tlili à les suivre au collège de jeunes filles où ils se replient.
Vers midi, l’armée assiège la ville. La Brigade de l’ordre public (BOP) donne l’assaut au collège, met en déroute les insurgés, qui tentent de s’échapper en prenant des otages. Les forces sécuritaires sont trop nombreuses, de nombreux assaillants se rendent et, dès 18 heures, la situation est totalement sous contrôle. Mais le bilan est lourd : 48 morts et 111 blessés entre civils, sécuritaires et émeutiers. La mort de 20 jeunes conscrits suscite la colère de la population.
L’insurrection est matée, mais Bourguiba joue la prudence. Il demande l’aide de la France, qui dépêche des avions de transport, deux hélicoptères Puma et des conseillers militaires. Paris poste au large des côtes tuniso-libyennes trois bateaux de guerre et cinq sous-marins. Les États-Unis ainsi que le Maroc viennent eux aussi à la rescousse de Tunis avec un important soutien logistique (qui ne parviendra en Tunisie que bien après la reprise du contrôle de la ville).
Il faut attendre le soir et le journal télévisé de 20 heures pour que les habitants du reste du pays soient informés des sanglants événements de Gafsa. L’enquête, elle, est déjà en cours pour comprendre les ressorts de cette opération dont les origines semblent obscures.
Le scénario le plus redouté par Bourguiba
Rapidement pourtant, c’est l’un des scénarios les plus redoutés par Bourguiba qui se dessine. Celui d’une agression orchestrée par les deux pays voisins. L’appui apporté par la Libye et l’Algérie à la fameuse « Armée de la libération tunisienne » est très vite mis en évidence. La Garde nationale aux frontières indique qu’elle a fréquemment signalé des visiteurs suspects et des tentatives d’introduction d’armes depuis la Libye.
On retrace le parcours des assaillants. Partant de Tripoli, ils sont passés par Alger via Beyrouth et Rome pour finalement entrer en Tunisie par la région de Tébessa. D’autres encore ont atterri à Tunis via Marseille et Rome. Tous sont tunisiens et, au moment de l’attaque, étaient présents clandestinement à Gafsa depuis près d’une semaine.
Certains noms sont déjà connus des autorités, comme ceux d’Ezzeddine Cherif et de Larbi Akremi, condamnés dans la tentative de coup d’État de 1962, et qui ont convoyé des armes depuis la Libye.
Une « punition » ourdie par Boumédiène avant sa mort
Mouammar Kadhafi, « Guide» de la Jamahiriya libyenne, confirmera plus tard que s’il a effectivement apporté un soutien logistique, l’opération avait au départ été ourdie par le président algérien Houari Boumédiène, mort en fonction en 1978. Quant aux motivations de ce dernier, elles remonteraient à cette même année 1978, lorsque Bourguiba avait refusé de condamner l’intervention de l’aviation militaire française au Sahara et d’annuler la visite dans son pays du général Guy Méry, chef d’état-major des armées françaises. « Il faut faire trembler la Tunisie et faire tomber Nouira », le Premier ministre tunisien, avait alors décrété Boumédiène, qui en avait fait une affaire personnelle.
La responsabilité de Kadhafi ne doit toutefois pas être minimisée, car, depuis l’échec de l’union entre la Libye et la Tunisie en 1974, les relations sont compliquées entre les deux pays. Les événements de Gafsa décideront Bourguiba à rompre les relations diplomatiques avec son voisin et à rapatrier 400 coopérants tunisiens en poste dans le pays.
L’ambassade de France à Tripoli et le centre culturel français à Benghazi sont incendiés, Kadhafi accusant Paris d’avoir mené une intervention armée en Tunisie et reprochant aux autorités tunisiennes de « constituer un nouveau pont impérialiste en Afrique ».
Alger, pour sa part, retient son souffle, et le président Chadli Bendjedid assure Bourguiba de son soutien. Tunis décide donc de s’en tenir à la version selon laquelle le commando, en provenance de Beyrouth, n’a pas été repéré par la Sécurité militaire algérienne lors de son transit, évitant ainsi une brouille avec Alger. Mais la suspicion, elle, perdurera longtemps.
Quant aux meneurs de l’attaque de Gafsa, ils avoueront aux enquêteurs que leur intention était de proclamer « un gouvernement révolutionnaire » et qu’ils comptaient susciter le « ralliement du peuple » et solliciter des « soutiens extérieurs ».
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