« Amel et les Fauves » : les misérables de la Tunisie post-révolution
Mehdi Hmili signe un deuxième long-métrage intense, inspiré de sa jeunesse passée dans une cité HLM de Tunis, entre précarité, rêves et désillusions. Un film en hommage aux oubliés de la révolution.
Lunettes aux larges montures noires vissées sur le nez, bouclettes gominées, allure décontractée… Le réalisateur tunisien de 36 ans balade son mètre 90 dans une pièce étriquée longeant les bureaux parisiens du distributeur de son nouveau film, Amel et les Fauves.
Une silhouette que l’on n’a pas encore l’habitude de croiser dans le milieu du cinéma tunisien. Lui qui assume dorénavant ses origines prolétaires. Car c’est aux petites gens, aux misérables issus des quartiers de Tunis, que Mehdi Hmili offre un coup de projecteur dans cette fiction forte et intense, inspirée de son histoire personnelle.
Prostitués, femmes isolées, mineurs sans perspectives, communauté LGBT… Le cinéaste veut tout dire et tout montrer, quitte parfois à s’éparpiller. Sans doute pour mieux rendre compte du chaos dans lequel il a grandi, et dans lequel son pays est plongé depuis la révolution. Le trentenaire appartient à cette nouvelle génération de réalisateurs, comme Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim, qui osent s’attaquer aux maux de la société et porter un autre regard sur la Tunisie, loin des images de cartes postales. « On en avait assez de l’orientalisme, des hammams, des chameaux et de la médina, grince-t-il. Après la révolution, on a ressenti le besoin de filmer l’invisible, comme dirait Godard, de filmer notre réalité, telle qu’elle est. Et de proposer une narration. »
Montrer la Tunisie contemporaine
Amel et les Fauves aurait pu être son coup d’essai, tant on ressent l’urgence à raconter cette Tunisie des bas-fonds et ces rejetons de la révolution. « Ce film a vraiment été une thérapie pour moi. J’avais besoin de dire des choses, à mes proches notamment, et de filmer des situations que j’ai vécues pour pouvoir passer à autre chose. » Mais il s’agit bien ici d’un deuxième long-métrage sorti en Tunisie en 2022, soit six ans après Thala mon amour, l’histoire de deux amants pendant la révolution.
Avec Atyaf (spectres) – son titre en arabe – Mehdi Hmili poursuit son cycle en s’attaquant cette fois à la décennie violente qui a suivi la révolution pour dépeindre l’histoire de la Tunisie contemporaine à travers le personnage d’Amel, ouvrière dans une usine textile. Cette mère de famille élève seule son fils Moumen, 17 ans, pendant que son mari, fantomatique, préfère se saouler au café du coin. Elle rêve de quitter sa cité HLM infestée de souris – celle dans laquelle le réalisateur a lui-même grandi. Et d’aider son fils à devenir footballeur professionnel.
Pour ce faire, un seul moyen : « être pistonnée ». Amel parvient à obtenir un rendez-vous avec un homme d’affaires influent. Mais ce dernier tente de l’agresser sexuellement dans sa voiture. Une lampe torche met bientôt fin à la tentative de viol. Les deux individus sont arrêtés par la police des mœurs. Après un interrogatoire éprouvant, Amel est accusée à tort d’adultère – passible de cinq ans de prison en Tunisie – et d’atteinte à la pudeur.
« La situation des femmes a empiré avec l’arrivée des islamistes au pouvoir. Ce mélange de lois issues du Coran que l’on a essayé de moderniser sous Bourguiba et Ben Ali, en vain, subissent un retour en arrière depuis la nouvelle constitution arabo-musulmane nationaliste de Kaïs Saïed. C’est complètement bidon, s’insurge le cinéaste. Soit, on évolue et on crée des lois égalitaires qui respectent les libertés fondamentales, soit on revient à la charia et basta. Tout ceci est encore une fois bien hypocrite. Les ministères de la femme et de la jeunesse sont en veille. Ils existent sans exister. »
On pense alors assister au commencement d’une révolution individuelle portée par Amel. Cette figure de la lutte ouvrière et féministe, seule contre les fauves que symbolisent la police corrompue et la société patriarcale et classiste. Mais il n’en est rien. Mehdi Hmili, qui a vécu cette histoire dans sa chair, ne cède pas au fantasme.
« Ceux qui ont fait la révolution se sont vus exclus du processus démocratique. Conséquence, les jeunes ont délaissé la politique et la société civile. J’avais besoin de filmer ce chaos. Le gamin rêve d’une vie meilleure, sa mère aussi et pour prendre l’ascenseur social, elle est obligée de trahir, de ne pas faire grève et de dénoncer sa copine pour décrocher son rendez-vous. J’ai voulu parler de cette catégorie sociale qui a fait la révolution et que l’on a vraiment utilisée et usée. »
C’est alors le début d’une lente descente aux enfers pour Moumen, alors livré à lui-même sans protection maternelle ni service de protection des mineurs « qui n’existe tout simplement pas ».
La voix des oubliés
Monde de la nuit, prostitution, criminalité, drogues… Le réalisateur filme la violence sans détour ni ménagement. « Quand le film est sorti en Tunisie, j’avais surtout peur de la réaction des femmes et des jeunes, qu’ils ne retiennent que la violence. Mais ils ont défendu le film et ne m’ont pas jugé. Sans doute parce que le public tunisien s’y est en partie reconnu, car 60 % de la population vit dans des conditions très précaires et que la jeunesse est perdue. »
Si le film n’a pas connu le même destin que Much Loved dans son pays d’origine, il a toutefois circulé dans sa version censurée dans d’autres pays du monde arabe comme l’Égypte, le Maroc, la Jordanie, ou encore le Liban.
« Les sociétés arabes sont hypocrites et malades, fustige le cinéaste. Il faut qu’elles se soignent en regardant des films comme celui-ci justement, qui ne sont que leurs propres miroirs. Mais le gouvernement ne s’intéresse pas au cinéma. Pour lui, c’est du divertissement », regrette celui qui souhaite aussi prendre sa revanche contre le milieu petit-bourgeois du cinéma tunisien qui, selon lui, n’accepte pas de voir des gens issus du peuple avoir accès à une caméra pour raconter leur propre monde. Le réalisateur, qui vit entre Paris et Tunis depuis 2006, se sent investit d’une mission : être la voix des oubliés de la société
Il produit aussi des films, comme un projet LGBT signé Walid Tayaa en cours de préparation, menacé de censure. Mehdi Hmili reste ainsi convaincu que le cinéma peut amener à changer les mentalités, mais se dit pessimiste sur l’avenir de son pays, depuis l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed. « Ce pseudo professeur de droit constitutionnel s’érige en homme providentiel et s’invente des ennemis qui n’existent pas pour contourner les vrais problèmes de la Tunisie, qui sont avant tout économiques. C’est le signe de son incompétence, accuse-t-il. Mais la société civile ne cautionne ni le discours raciste qu’il tient à l’égard des Subsahariens ni son idéologie nationaliste », observe celui qui craint un retour à une dictature plus dure encore que celle de Ben Ali.
« Les emprisonnements sont arbitraires. On est tous en liberté conditionnelle. J’espère pour ma Tunisie que l’on tournera vite la page Kaïs Saïed. Mais nous n’avons pas peur de faire une autre révolution. » Pour l’heure, la sienne passera par le cinéma. Mehdi Hmili prépare actuellement le dernier volet de sa trilogie sur le monde ouvrier vu à travers la lutte des femmes, Les Saisons de Jeannette, qui verra le jour courant 2024.
Amel et les Fauves de Mehdi Hmili, avec Afef Ben Mahmoud, Sarah Hannachi, Iheb Bouyahya, Zeineb Sawen, en salles le 26 avril en France.
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