Le Sénégal, entre populisme et État de droit
Condamnation d’Ousmane Sonko, hypothétique troisième candidature de Macky Sall, pétition de 104 intellectuels… Dans un Sénégal déjà entré en campagne électorale, le porte-parole de la présidence estime que « force restera au peuple »… et à la loi.
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Dr Yoro Dia
Politologue, ancien ministre porte-parole de la présidence de la République du Sénégal
Publié le 7 avril 2023 Lecture : 10 minutes.
Le jour où 104 « intellectuels » signent une pétition pour inviter le président Macky Sall à « revenir à la raison », un haut cadre sénégalais lance la pétition « 1 million de signatures » parce que, de son point de vue, il y a « 1 million de raisons de continuer » avec Macky Sall. C’est précisément cela, la démocratie : un conflit d’interprétations, parce que la démocratie est un champ absolu d’incompétence où chacun a le droit d’avoir une opinion. En cherchant 1 million de signatures, le partisan de Macky Sall se comporte en fedayin. Il en est de même pour les 104 intellectuels qui, sans aucune nuance ni aucun relativisme, ont instruit uniquement à charge. Ce « fedayisme » intellectuel qui n’est pas digne de leur rang confirme la nécessité de la prudence et de la distance que recommande Max Weber aux intellectuels qui s’aventurent en politique.
Dans son Le Savant et le Politique, un ouvrage devenu un classique, Max Weber nous dit de façon fort sage qu’« en prenant une position politique, on cesse d’être savant » parce que on s’éloigne alors de ce qu’il appelle la « neutralité axiologique », laquelle doit être consubstantielle à la démarche de l’intellectuel ou du savant. C’est pourquoi, ajoute le célèbre sociologue, « les associations de savants, dès qu’elles discutent de la paix et de guerre, sont des associations politiques non scientifiques ».
Position partisane assumée
Le manque de rigueur scientifique est flagrant quand les 104 se concentrent uniquement sur les conséquences en oubliant la cause : la volonté du chef de l’opposition, Ousmane Sonko, de se soustraire à la justice dans des affaires privées en utilisant les foules et la rue comme un rempart afin de se trouver dans une zone de non-droit. La pétition des 104 intellectuels qui dénonce un « recul de l’État de droit » et des « atteintes aux droits de l’homme » est une prise de position politique, partisane et assumée.
Si ces intellectuels étaient un tant soit peu préoccupés du respect de la « neutralité axiologique », ils auraient pu, certes, dénoncer ce qu’ils pensent être une régression de l’État de droit, mais ils n’auraient pas volontairement passé sous silence les excès du leader de l’opposition, qui, au cours d’un meeting, a publiquement menacé de mort un président de la République démocratiquement élu, insulté les généraux et menacé les magistrats, puis ajouté « se foutre des institutions » et de la loi, dont le noble respect garantit pourtant la survie des institutions, selon Cicéron.
La justice, le seul service de l’État qui porte le nom d’une vertu, est une institution sacrée. Et donc, contrairement à ce que dit l’activiste Alioune Tine, l’État ne « fout pas le camp » parce qu’un ministre a porté plainte contre le chef de l’opposition. C’est même le contraire : la judiciarisation des conflits politiques est un critère de l’État de droit car elle met fin à « l’insoutenable autonomie du politique », comme disait le doyen Georges Vedel.
D’ailleurs, le verdict du tribunal est une preuve de l’indépendance de cette justice que l’opposition et ses supplétifs de la société accusent de tous les péchés d’Israël. La justice a clairement montré que c’est un fantasme politicien que de l’accuser d’écrire sous la dictée de l’exécutif. Mieux encore, elle a montré, durant toute la procédure et lors du jugement, que son temps n’était pas celui de la politique.
En Inde, la plus grande démocratie du monde, Rahul Gandhi, le chef de file du Parti du Congrès (opposition) vient d’être condamné à deux ans de prison pour diffamation envers le Premier ministre, Narendra Modi. Aux États-Unis, Donald Trump devenu opposant va lui aussi devoir répondre de ses actes devant la justice.
L’ère des furies et des foules
Inde, États-Unis et Sénégal, que le politologue français Christophe Jaffrelot présente comme des exemples de démocraties, vivent aujourd’hui les excès inhérents à tout système démocratique. Pourquoi le Sénégal serait-il l’exception ? Pourquoi le chef de l’opposition serait-il au-dessus des lois lorsqu’il veut semer le chaos pour se soustraire à la justice ?
Dans un État de droit, l’État, tout comme la majorité et l’opposition, sont soumis au droit. Si les 104 commettent la même erreur que Martin Heidegger en soutenant un groupuscule qui utilise les règles de la démocratie pour la combattre de l’intérieur afin de la détruire, l’État du Sénégal ne commettra pas la même erreur que la République de Weimar, qui, par juridisme et par faiblesse, laissa les nazis profiter des failles de la démocratie pour l’infiltrer, la combattre de l’intérieur et la détruire.
Ainsi le pays de Gœthe, de Kant et de Schiller, le pays de la pensée est tombé entre les mains d’un obscur gang de nazis. Le pays de Senghor ne tombera pas entre les mains d’un groupuscule qui fait l’apologie de la violence et qui est aux antipodes de nos cultures et traditions démocratiques fondées sur le dialogue. Ainsi, notre démocratie est passé du débat des agrégés (Senghor, Abdoulaye Wade et Cheikh Anta Diop) aux « insulteurs » du net.
La bataille du droit à laquelle nous assistons est davantage digne de notre rang et de nos normes démocratiques que le bras de fer politique engagé dans les rues, réminiscence anachronique de l’ère des furies et des foules (1960 à 2000), une page qu’aurait dû fermer le cycle des alternances commencé en 2000.
Dans cette bataille du droit, deux des principaux ténors de l’opposition, Ousmane Sonko et le maire de Dakar, ont concédé dans des vidéos que la question d’une éventuelle candidature du président Macky Sall à la présidentielle est davantage un problème politique qu’un problème de droit, admettant que, légalement, la Constitution le lui permet. Depuis, ils ont changé d’opinion. Ils en ont le droit. En démocratie on peut changer d’avis car la démocratie gère des questions humaines ; or sur ces questions, comme disait mon professeur à Sciences-Po Gérard Grunberg, « il n’y a que de solutions relatives, jamais de solutions définitives », contrairement à la religion qui « apporte des réponses simples et définitives à des questions complexes ». Ce qui fait que le débat est au cœur de la démocratie car toute vérité y est relative donc « réfutable », pour employer une expression chère à Karl Popper. Le chef de l’opposition et le maire de Dakar s’arrogent le droit de changer d’avis, et tout le monde a ce droit. « L’apathie est l’ennemi des démocraties », disait Tocqueville.
Les rentiers de la tension
Les interprétations conflictuelles de notre Constitution entre constitutionnalistes, responsables politiques et même entre simples citoyens est la preuve de notre vitalité démocratique. Le brouhaha démocratique établit en effet une immense différence entre une démocratie et une dictature, dans laquelle la seule vertu du citoyen est le silence. Chaque Sénégalais a le droit d’interpréter la Constitution, mais seul le Conseil constitutionnel est habilité à trancher le débat. Cela ne relève ni du président, ni du chef de l’opposition, ni des professeurs de droit.
Les responsables publics sont soumis au droit pour éviter « l’insoutenable autonomie de la politique », ce qui fait de la judiciarisation des conflits politiques l’un des critères de l’État de droit, parce que les politiques ne sont ni au-dessus ni au-dessous des lois. Le ministre du Tourisme est donc parfaitement fondé à porter plainte pour diffamation contre le chef de l’opposition qui l’accuse de détournements de fonds. Cette question sera tranchée par le juge, de même que celle d’une troisième candidature [de Macky Sall], qui, si elle devait se poser, ne pourrait être tranchée que par le droit (Conseil Constitutionnel) et les urnes (le peuple).
« Force doit rester au peuple » est devenu le slogan de l’opposition. Au moins ce point fait-il consensus. Le peuple ne se prononce qu’à l’occasion des élections, et, entre celles-ci, chacun peut se réclamer de lui et s’autoproclamer son porte-parole. Dans un an, il tranchera le débat, et force restera au peuple. Mais, en attendant, force doit rester à loi. Toute autre attitude ne relève pas de la démocratie mais du terrorisme, qui se définit comme une menace d’utilisation ou une utilisation de la violence pour atteindre un objectif politique.
Par conséquent, dire comme les rentiers de la tension, regroupés dans « Jama gueune 3e mandat [la paix est préférable au 3e mandat] », que si le président Sall se présentait en 2024 le pays brûlerait relève du terrorisme. Empêcher le président de se présenter est un objectif politique de l’opposition et d’une certaine société civile, et menacer de brûler le pays est un moyen qui relève de la terreur.
Inféodation à l’Occident
En attendant que le Conseil Constitutionnel dise le droit, la seule bataille qui reste est celle que Sonko a appelée, dans sa lettre, celle de la « communauté internationale ». Or même cette bataille est déjà perdue, comme le prouvent le 3e compact américain du MCA (Millenium Challenge Account), si exigeant en matière de respect des règles démocratiques, et la présence massive de la presse française à Dakar alors qu’elle n’est plus la bienvenue dans certains pays de la sous-région.
Pour Ousmane Sonko, le fait de passer de « France dégage » à « France 24 » ne changera pas grand-chose au fait qu’à l’occasion de la présidentielle de 2024 les questions de politique intérieure primeront sur l’avis de la communauté internationale. Ce fut déjà le cas en 2000, quand les Sénégalais élirent Abdoulaye Wade, qui n’était pas du tout le favori de la communauté internationale. L’appel de l’actuel chef de l’opposition à la communauté internationale pour qu’elle choisisse son camp montre que l’inféodation à l’Occident n’est pas où on le pense.
De la même manière que l’habit ne fait pas le moine, poser avec une photo de Sankara ne fait pas de vous un révolutionnaire. Qu’y a-t-il de plus anachronique dans notre vieille démocratie, aujourd’hui, que de penser qu’il faut l’onction et la caution de l’Occident pour être légitime, au point de faire la danse du ventre pour obtenir une bénédiction ou une caution de la France-Afrique ?
L’extrême gauche française et une certaine gauche historique sénégalaise, qui sont déjà tombées dans le piège, devraient se souvenir du sort que connu la gauche iranienne après avoir soutenu l’imam Khomeyni, qu’elle croyait utiliser comme une voiture bélier contre le shah. La gauche aura été l’une des premières victimes de la révolution iranienne.
Le Sénégal est l’ultime rempart contre le terrorisme en Afrique de l’Ouest, et l’Occident en est très conscient. Nous sommes le phare de la démocratie, et nous le resterons. Le président Sall bâtit des ponts entre le Sénégal et ses voisins. Il a ainsi fait passer notre pays d’un cercle de feu à un cercle de paix et, bientôt, de coprospérité. Dans les années 1990, entre le Sénégal et ses voisins, les tensions étaient permanentes. Aujourd’hui, grâce à une diplomatie de bon voisinage, on se trouve dans le cercle vertueux de la paix. Le pont de Rosso, qui reliera les deux rives du fleuve Sénégal mais aussi le pont de Farafenni, sur le fleuve Gambie, en est la meilleure illustration.
Cercle de paix et de confiance
L’exemple de l’Union européenne, qui a substitué les relations économiques à la guerre comme mode de régulation des relations entre États, montre que les démocraties ne se font pas la guerre, et que deux pays qui commercent ensemble sont rarement en conflit. Le président Sall s’y prend de la même manière pour pacifier le voisinage du Sénégal. Le partage des ressources avec la Mauritanie, le soutien apporté à la démocratisation de la Gambie et de la Guinée-Bissau sont à l’origine du cercle de paix et de confiance que symbolisent ces ponts. Pendant ce temps, Sonko, lui, menace nos voisins.
Entre, d’un côté, un président de l’Union africaine qui, en l’espace d’une année, a fait détaché l’organisation du mur des Lamentations pour le faire participer à la géopolitique en lui faisant intégrer le G20, et, de l’autre, son opposant qui demande à la France « d’ôter son genou du cou du Sénégal », traite l’armée nationale de mercenaire parce qu’elle lutte contre le jihadisme au Mali, et fait des appels de pied aux militaires pour qu’ils fomentent un coup d’État, sans oublier ses appels quotidiens à l’insurrection, en plus d’être le cheval de Troie des salafistes, la communauté internationale a déjà choisi.
L’offensive [d’Ousmane Sonko] dans la presse internationale est tout autant vouée à l’échec, car comment convaincre la communauté internationale que le Sénégal est en plein recul démocratique quand le chef de l’opposition menace publiquement de mort le chef de l’État, insulte les magistrats, menace les généraux et rentre tranquillement chez lui ? Quant à notre santé démocratique, elle est tellement excellente qu’à l’Assemblée nationale la majorité ne dépasse l’opposition que d’un siège, comme c’est le cas au Sénat des États-Unis ou au Parlement israélien. Sans oublier que l’opposition contrôle la capitale, Dakar, et des villes emblématiques, comme Touba et Ziguinchor. Qui peut faire mieux en Afrique sur le plan politique ?
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