Ismael Belkhayat (Chari) : « Chine, Russie, États-Unis… Les Africains doivent être opportunistes »
Relations avec les entreprises chinoises et russes, tensions entre la France et le Maroc, inflation, financement des start-up… Le fondateur de la plateforme d’e-commerce marocaine invite les entrepreneurs du continent à envisager toutes les opportunités pour leur développement.
L’ACTU VUE PAR – Depuis dix ans, Ismael Belkhayat est devenu l’une des principales figures de la nouvelle économie au Maroc. À moins de quarante ans, l’ancien consultant du cabinet Boston Consulting Group (BCG) a enchaîné les créations de start-up avec succès, comme la plateforme VotreChauffeur.ma – vendue au loueur Avis – ou le site spécialisé dans l’immobilier Sarouty.ma –cédé au groupe Property Finder.
Depuis 2020, ce fils d’avocat, associé avec son épouse Sophia Alj – nièce de Chakib Alj, le patron des patrons du royaume –, développe Chari, une plateforme d’e-commerce qui propose aux épiciers de quartier la numérisation de leurs approvisionnements. Accompagnés par les accélérateurs américain Y Combinator et français Station F, la jeune pousse a déjà levé 15 millions de dollars et compte parmi ses actionnaires le groupe du Premier ministre marocain, Aziz Akhannouch, Rocket Internet, Airbnb, l’université Harvard ou encore Karim Beguir, fondateur d’InstaDeep.
Au cours des derniers mois, le frère cadet du fondateur du groupe Dislog, Moncef Belkhayat, est entré sur le marché ivoirien à la faveur de l’acquisition de la start-up Diago et a obtenu une licence de la Banque centrale marocaine pour développer des moyens de paiement. Grand invité de l’économie RFI-Jeune Afrique, l’ancien élève de l’École supérieure de commerce de Paris et de l’université de Cornell aux États-Unis revient sur la situation macroéconomique, le développement des start-up africaines, et livre son opinion sur l’attitude que doivent adopter les entrepreneurs africains vis-à-vis des grandes puissances.
Jeune Afrique : Le Maroc connaît des manifestations contre la vie chère. Le gouvernement peut-il faire davantage pour lutter contre l’inflation ?
Ismaël Belkhayat : Le contexte macroéconomique est extrêmement compliqué. Nous avons la chance d’avoir un gouvernement qui comprend les choses. Toutefois, bien que des mesures aient été prises, notamment des caisses de compensation ou la subvention des produits de base, il faut un peu de temps avant que les prix ne baissent.
Beaucoup d’entreprises nationales ont réduit leurs marges pour stabiliser leurs tarifs
Les entreprises peuvent-elle aussi contribuer à limiter les hausses de prix ?
Les multinationales comme Unilever prennent des décisions pour l’Afrique depuis un hub, souvent Dubaï. Mécaniquement, parce que leurs intrants augmentent, elles augmentent leurs prix. Il est difficile de les convaincre de faire un effort. Les entreprises nationales, elles, sont citoyennes et beaucoup ont réduit leurs marges pour stabiliser leurs tarifs.
Que répondez-vous à ceux qui accusent l’e-commerce de détruire les emplois dans le secteur du commerce traditionnel ?
L’économiste Joseph Schumpeter parle dans ce cas de destruction créatrice. En créant une nouvelle chaîne de valeur, nous supprimons des emplois chez les grossistes, qui servent d’intermédiaires entre les multinationales – chez qui nous nous approvisionnons –, et les épiciers – qui sont nos clients. Mais la conséquence, c’est une baisse des prix et la création d’autres emplois.
Ces nouveaux emplois peuvent-ils être un signal pour les jeunes qui pensent à quitter le Maroc ?
C’est toute notre ambition. Nous pensons que la tech peut apporter deux choses. D’abord, des emplois à des personnes qualifiées et à qualifier. Ensuite, des services qui améliorent le quotidien et incitent les individus, qui auraient été tentés par un exil, à rester dans leur pays.
Le robot conversationnel ChatGPT a fait la Une de la presse mondiale ces dernières semaines. Chari utilise-t-il aussi l’intelligence artificielle (IA) ?
Pour optimiser notre stock, nous nous reposons effectivement sur des prédictions produites grâce à l’IA en prenant en compte nos ventes passées, la saisonnalité – par exemple, l’impact du Ramadan, l’ouverture de nouveaux magasins…
Abordez-vous ces sujets avec Karim Béguir, le cofondateur d’InstaDeep ?
Au-delà d’être à notre tour de table, Karim est aussi un conseiller. C’est quelqu’un qui a la volonté de contribuer à créer un écosystème et qui nous accompagne sur ses domaines de prédilection.
En 2022, les financements injectés dans les start-up africaines n’ont pas reculé. C’est une bonne nouvelle…
Nous partons quand même d’un niveau relativement bas. À titre de comparaison, les start-up françaises ont reçu 12 milliards de dollars, c’est deux fois plus que les sommes investies sur toute l’Afrique. Nous avons encore du chemin à parcourir. Les méga-levées de fonds ont baissé parce que les fonds d’investissement, notamment américains comme Sequoia, se sont repliés sur leurs marchés d’origine. La bonne nouvelle est que ce recul a été compensé par des chèques plus petits, mais qui en s’additionnant, finissent par contrebalancer ces absences.
L’Afrique francophone pourra-t-elle un jour rattraper l’Afrique anglophone au niveau des levées de fonds ?
Nous sommes très en retard, soyons honnêtes. La plupart des fonds aujourd’hui sont gérés par des Anglophones. Forcément, lorsque vous êtes anglophone, il vous est bien plus simple convaincre un investisseur qui l’est également.
Jumia ne semble toujours pas en mesure d’équilibrer ses comptes… L’e-commerce peut-il être rentable en Afrique ?
Tout d’abord, il faut saluer Jumia, qui a éduqué le marché et a été une source d’inspiration. Maintenant, il y a une grosse différence entre nos deux modèles. Là où Jumia s’adresse aux consommateurs, avec d’énormes coûts marketing et logistiques, Chari vise des gérants de points vente, beaucoup moins nombreux, que nous formons et qui, ensuite, se chargent de recruter des consommateurs finaux. Cela est beaucoup moins coûteux.
Au sujet de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), que répondez-vous à ceux qui, comme l’économiste Kako Nubukpo, pensent qu’il ne faut pas mettre en concurrence sur un même marché des économies aussi différentes que la Gambie et le Maroc sans qu’un système de péréquation ne soit mis en place au préalable ?
La Zlecaf a pour avantage d’offrir un vaste marché qui incitera les investisseurs à venir en Afrique. Lorsque je présente Chari, si notre modèle ne valait que pour le Maroc, la conversation avec nos interlocuteurs ne durerait que cinq minutes. Le projet n’en n’est qu’à ses débuts. À terme, nous verrons qu’il ne peut y avoir que des effets positifs.
Croyez-vous également à l’Union du Maghreb arabe (UMA), regroupant l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Tunisie, ainsi que la Mauritanie ?
C’est plus qu’un rêve. Nous le souhaitons tous. Lorsque vous en parlez aux différentes populations, qu’elles soient algériennes, marocaines ou tunisiennes, vous pouvez sentir un amour incommensurable. Nous parlons la même langue, nous nous ressemblons, pratiquons la même religion… Nous sommes des frères.
Pourtant, cette union est au point mort. Est-ce une frustration pour vous ?
Oui, pour tout le monde. Ce qu’il se passe au plan politique a ses raisons, mais les dizaines de millions de personnes concernées ne souhaitent qu’une chose, c’est qu’un jour nous puissions se retrouver. Et ce, nous l’espérons, rapidement.
Le statut de Taïwan est l’objet d’extrêmes tensions entre la Chine et les Etats-Unis. Cela vous inquiète-t-il ? Que se passerait-il pour l’Afrique en cas de conflit ouvert ?
Ce qu’il se passe à Taïwan apparaît bien sûr inquiétant, mais le contexte macroéconomique dans son ensemble est aussi extrêmement inquiétant. En tant qu’Africains, nous devons prendre de la hauteur. Le monde s’est équilibré : le bloc de l’Ouest (États-Unis, Europe, Japon) ne concentre plus toute la richesse mondiale. La Chine, la Russie, le Brésil, l’Arabie saoudite… représentent aujourd’hui la moitié du PIB global. Quand des pays approchent l’Afrique, il faut se montrer opportuniste et voir quelle offre est la plus intéressante.
Peut-on imaginer associer, demain, des investisseurs chinois et américains au sein de Chari ?
Aujourd’hui, les Américains demandent à connaître l’identité des acteurs d’un tour de table. Et lorsqu’une entreprise compte des investisseurs russes, chinois ou encore iraniens dans son capital, ils ne viennent pas. Surtout lorsque ce sont des fonds publics. Mais les Chinois et les Russes sont très intelligents : ils font en sorte de créer des sociétés écrans afin de pouvoir investir sans créer de risques pour les entreprises dans lesquelles ils possèdent des parts.
Les start-up russes sont-elles présentes en Afrique ?
Comme la Chine, la Russie a d’abord interdit son territoire aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) pour créer des champions nationaux. Et maintenant, elle les exporte. Au Maroc, on annonce le lancement de la société russe Yandex, qui est déjà en Côte d’Ivoire. Ce n’est rien d’autre que l’équivalent de Google, Spotify, Netflix et Uber combinés en une seule société. Et lorsque celle-ci arrive dans un pays, c’est à grand renfort de subventions.
Ces sociétés font en sorte d’être les plus discrètes possible, pour que nous ne sachions pas forcément qu’elles sont russes. Ensuite, leur service est tellement bon que, quand bien même nous voudrions les boycotter, nous serions les premiers lésés. Et enfin, leurs subventions leur permettent d’arriver sur le marché avec des prix extrêmement bas. Ne pas les utiliser représente donc, en un certain sens, un coût d’opportunité. Ainsi, même quelqu’un d’extrêmement orientés politiquement et qui ne voudrait pas avoir affaire avec la Russie finira par céder à la tentation de consommer ces services.
Des tensions, il y en a aussi entre Maroc et la France…
La définition de l’amitié, c’est de passer par des moments d’idylles et des moments où on se dispute un peu plus.
N’y a-t-il pas une contradiction entre le fait d’imposer une politique très restrictive en matière d’octroi des visas et l’organisation par Paris de sommets visant à développer les échanges entre la France et le continent ?
Il faut apaiser la situation et prendre de la hauteur, pour voir tout ce qui a été fait depuis que nous travaillons main dans la main. Maintenant, nous avons la chance, au Maroc, de connaître une continuité du pouvoir. En France, ce sont des cycles. Cette période passera et les choses ne pourront donc que s’arranger.
France-Maroc, cela fait aussi penser au football. Que reste-t-il de l’aventure en Coupe du monde de l’équipe marocaine ?
Cette Coupe du monde a ravivé dans la jeunesse un patriotisme extraordinaire. Avant, lorsque je vendais aux investisseurs le concept de Chari, je passais les cinq premières minutes à expliquer où se trouvait le Maroc ! Aujourd’hui, je n’en ai plus besoin. L’équipe nationale a été pour moi et pour l’ensemble des Marocains le meilleur ambassadeur possible.
Au-delà du tourisme, le football représente donc une formidable publicité pour les entreprises marocaines ?
C’est la meilleure campagne de communication dont nous pouvions rêver. L’équipe de football a fait en une Coupe du monde ce que des budgets marketing incommensurables n’auraient pas pu faire en un siècle d’investissements.
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