Au Sénégal, Karim Wade et Khalifa Sall resteront-ils inéligibles en 2024 ?

Alors que Karim Wade vient de déposer une demande d’inscription sur les listes électorales, le casse-tête se pose à nouveau, pour lui comme pour Khalifa Sall : pourront-ils concourir à la prochaine présidentielle ?

À Dakar, le 19 mai 2017, lors d’un meeting de l’opposition. © SEYLLOU/AFP

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Publié le 19 avril 2023 Lecture : 6 minutes.

Même un « agent conversationnel » finit par en perdre son latin. Si vous demandez à ChatGPT si Karim Wade et Khalifa Sall seront éligibles lors de la présidentielle de février 2024 au Sénégal, l’application botte piteusement en touche.

En 2019, répond-il dans le cas du premier, « le Conseil constitutionnel sénégalais a confirmé que Karim Wade reste inéligible pour les élections présidentielles de 2019, malgré sa grâce présidentielle. Il est possible que sa situation ait changé depuis lors mais je n’ai pas accès aux informations les plus récentes à ce sujet ». Et concernant Khalifa Sall ? « Il est possible qu’il soit toujours inéligible [en 2024] en raison de sa condamnation antérieure pour détournement de fonds publics. Mais je n’ai pas accès aux informations les plus récentes à ce sujet », s’excuse-t-il.

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Inscrit en Turquie

Lancinante, cette double interrogation vient de ressurgir inopinément depuis la Turquie. Le 17 avril, des photos de Karim Wade ont en effet agité les réseaux sociaux. On y voit le fils de l’ancien président déposer sa demande d’inscription sur les listes électorales devant la Commission administrative ouverte en Turquie. Soucieux d’authentifier sa démarche, l’intéressé a diffusé le récépissé fourni par l’administration sénégalaise.

Bis repetita

En déduire que son inscription a été mécaniquement validée serait toutefois prématuré. Car en avril 2018, à quelques mois de la présidentielle de février 2019, Karim Wade s’était déjà livré au même exercice à l’ambassade du Sénégal au Koweït, obtenant un document du même ordre. Une fois transmise à la Direction de l’autonomisation des fichiers, qui dépend du ministère de l’Intérieur, sa demande d’inscription avait été rejetée.

Cette décision découlait de sa condamnation, en mars 2015, à six années de prison par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), condamnation qui n’était toutefois pas assortie d’une privation de ses droits civiques.

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Depuis une réforme opportunément adoptée en avril 2018, tout candidat à la magistrature suprême doit en effet être à la fois électeur et ne pas être frappé d’une peine d’inéligibilité – que celle-ci ait été prononcée dans le jugement ou qu’elle se déduise d’une lecture savante de plusieurs articles du code électoral.

Pour Karim Wade comme pour Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar, cette disposition, bien plus que l’obtention des parrainages citoyens, s’annonce comme un obstacle sérieux à leur candidature en février 2024.

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Irrecevables

Le 13 janvier 2019, le Conseil constitutionnel avait provisoirement clos le débat en déclarant irrecevables les candidatures des deux hommes. Considérant que ni Khalifa Ababacar Sall ni Karim Meissa Wade ne pouvaient alors se prévaloir « de la qualité d’électeur au sens des articles L.27 et L.31 du code électoral », les sept sages avaient rejeté leur dossier. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Mais ces cinq années ont-elles réellement modifié la donne ?

Au Parti démocratique sénégalais (PDS), la porte-parole Nafissatou Diallo veut le croire. « Si l’on tient compte de [l’article L.30] du code électoral, Karim Wade a recouvré ses droits civiques et politiques depuis octobre 2020. Dans aucun pays au monde un citoyen ne perd ses droits ad vitam æternam. Il pourra donc être candidat », assurait-elle à JA en mars dernier.

Du côté de Taxawu Sénégal, on se montre tout aussi confiant. Selon Moussa Taye, conseiller politique et porte-parole de Khalifa Sall, « la décision du Conseil constitutionnel était illégale puisque la défense de Khalifa Sall s’apprêtait alors à déposer plusieurs rabats d’arrêt à la suite de la décision rendue le 3 janvier précédent par la Cour suprême, qui confirmait sa condamnation. Or ces derniers étaient suspensifs. »

L’ancien maire de Dakar espère-t-il avoir plus de chance cette fois-ci ? « J’ai vérifié personnellement ce qu’il en est sur le fichier électoral actualisé à la veille des élections locales du 23 janvier 2022 puis des législatives du 31 juillet 2022, et le nom de Khalifa Sall y figurait bien », assure Saliou Sarr, coordinateur national de Taxawu Sénégal, chargé des questions électorales.

À l’en croire, ce serait d’ailleurs la principale différence entre le cas de Karim Wade (qui ne figurait plus sur le fichier et vient donc de tenter pour la deuxième fois de s’y réinscrire) et celui de Khalifa Sall (dont le nom, assure-t-il, n’a jamais été supprimé de ce fichier).

L’heure tourne

Il n’en reste pas moins que pour Karim Wade, candidat autoproclamé sous réserve d’être considéré comme éligible, l’heure tourne. Ouverte le 6 avril, la période de révision exceptionnelle des listes électorales court en effet jusqu’au 2 mai. Passé ce délai, outre d’éventuels recours couronnés de succès, plus aucun électeur ne sera en mesure de s’inscrire sur les listes.

Fin septembre, on avait pu croire qu’une mesure d’apaisement, souhaitée par Macky Sall, viendrait marquer l’épilogue de ce feuilleton. Lors d’un conseil des ministres, le chef de l’État avait demandé à son ministre de la Justice, Ismaïla Madior Fall, « d’examiner dans les meilleurs délais les possibilités et le schéma adéquat d’amnistie pour des personnes ayant perdu leur droit de vote ».

Derrière cette directive d’apparence générale, chacun était en droit de deviner que deux responsables politiques briguant la magistrature suprême pourraient en être les principaux bénéficiaires : Khalifa Sall et Karim Wade. L’accueil réservé par ces derniers ou par leur entourage à cette annonce fut toutefois plus que réservé, Karim Wade faisant savoir qu’il refusait toute amnistie et ne se satisferait que d’une révision de son procès, et des proches de Khalifa Sall indiquant que celui-ci n’avait pas été demandeur d’une telle mesure.

Peu réaliste

« Au niveau du ministère de la Justice, nous avons terminé le travail sur le projet de loi d’amnistie mais là, il appartient au président de la République de prendre langue avec ceux qui sont intéressés », avait déclaré Ismaïla Madior Fall en mars dernier, lors d’un entretien sur les ondes de la radio sénégalaise Sud FM. Pourtant, aucun projet de loi sur cette question sensible n’a jusqu’ici été présenté à l’Assemblée nationale. Or, pour bénéficier à Karim Wade comme à Khalifa Sall, il faudrait qu’une réinitialisation des compteurs intervienne avant le 2 mai prochain.

L’échéance semble désormais peu réaliste. « Les délais me paraissent trop courts pour qu’une loi d’amnistie puisse être présentée avant la fin de la révision exceptionnelle », commente un proche collaborateur du chef de l’État.

Selon Ndiaga Sylla, expert au cabinet d’expertise électorale (Ceelect), la route vers une candidature de Khalifa Sall et Karim Wade reste donc semée d’embuches. « Étant déchus de leur droit de vote en vertu de l’article L.29 du code électoral, tous deux sont privés de celui de s’inscrire sur une liste à moins qu’ils ne bénéficient d’une réhabilitation ou fassent l’objet d’une mesure d’amnistie, deux scénarios prévus par l’article L.28. Dans ce cas de figure, ils verraient leur demande de réinscription validée », indique-t-il à JA.

« La déchéance électorale automatique [autrement dit, non inscrite explicitement dans un jugement] et indifférenciée viole les droits de l’homme, ce qui a été confirmé par les instruments juridiques internationaux ainsi que par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ou celle du Conseil constitutionnel français », ajoute-t-il. Et de conclure que la meilleure solution, à ses yeux, « consisterait à réformer le code électoral en vue de prévoir la réhabilitation automatique après que le citoyen concerné a purgé sa peine ». Un scénario qui, à moins d’un miracle de dernière minute, risque fort de demeurer un vœu pieu.

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