À La Marsa, la lente décrépitude du Palais Ahmed Bey
Joyau du patrimoine de La Marsa, au nord-est de Tunis, l’ancien palais beylical dépérit inexorablement. Un projet de restauration existe, mais il est bloqué depuis des années, au grand désespoir de son promoteur.
Mise à la mode par les beys, qui en ont fait le lieu de prédilection d’abord de leurs villégiatures, ensuite de leur résidence, La Marsa a vu s’installer, dans leur sillage, la cour, les notables et le corps diplomatique. La bourgade de bord de mer, dont le nom signifie « port » mais qui vivait essentiellement de maraîchage, s’est ainsi muée en coquette station balnéaire. Tous les beys y eurent leur propre palais, et nombre de leurs enfants habitèrent des villas qui semblaient avoir inventé un nouveau style, à la fois italianisant et mauresque.
De ces demeures charmantes, il ne reste plus grand-chose, mais le peu que l’on peut encore voir, ici ou là, derrière un foisonnement de bougainvilliers et de jasmin, suscite une sorte de regret de n’avoir pas su protéger ce que l’urbanisation moderne à détruit. C’est particulièrement le cas pour le Palais Ahmed Bey II (1862-1942), bâtisse qui surplombe la place du Saf-Saf, épicentre historique de la ville, et qui a vécu, pendant de nombreuses années, une lente agonie. Au point de devenir une souillure au cœur de ce paysage coquet, tout bleu et blanc, de La Marsa, que les riverains désignent comme « la principauté ».
Le bâtiment a été envahi par des squatteurs, pillé par des trafiquants de faïences ou d’éléments d’architecture (volés et revendus pour donner du cachet à de nouvelles demeures cossues). Rien n’aura été épargné au Palais Ahmed Bey, ou presque : après une première vente, il échappe à une destruction certaine, le nouveau propriétaire ayant pour projet d’en faire un centre commercial. L’idée n’aboutit pas, et le palais continue à se dégrader.
Pour ne rien arranger, le lieu pâtit d’un statut juridique complexe : il s’agit en effet d’un bien privé de la famille beylicale – et non d’un bien de la couronne –, néanmoins classé monument historique. Mais du fait de son statut privé, l’État ne peut intervenir par des financements directs, et n’est légalement autorisé qu’à fournir l’appui des experts du patrimoine dans le cadre d’une éventuelle restauration à l’identique.
Nombre de bâtiments en Tunisie sont soumis au même régime, et l’opinion publique, constatant leur dégradation, ne comprend pas que l’État ne puisse pas se substituer aux propriétaires pour des opérations de sauvetage, qui ne lui sont d’ailleurs pas souvent demandées. « Il y a les désaccords entre héritiers, souvent nombreux, et cela a empêché d’avoir une curatelle pour les édifices, ce qui aurait pu sauver des bâtiments aujourd’hui disparus. À cela, il faut ajouter que le cahier des charges pour la restauration dans les médinas ou assimilé est rarement respecté », commente un architecte de l’Association de sauvegarde de la médina de Tunis.
Un grand projet de restauration
Depuis longtemps, un homme observait avec tristesse la dégradation de ce palais où il vécut, enfant, après que ses parents, venus du Sud à la recherche de meilleures conditions de vie, se sont établis, durant la guerre, dans l’une des dépendances du palais située à la lisière de l’immense verger où sont aujourd’hui installés les sièges de nombreux services administratifs. Le jeune Mahmoud se souvient avoir joué dans ce dédale de couloirs, d’escaliers, de patios, de chambres, de salles d’apparat restés vivants dans sa mémoire. Jamais il n’aurait pensé pousser à nouveau la grille du palais, a fortiori contribuer à sa restauration.
Des décennies plus tard pourtant, dans les années 2000, alors que Mahmoud Redissi achève une carrière dans l’immobilier, il décide de se lancer dans une entreprise folle : rendre au palais son lustre d’antan, restituer à La Marsa ce joyau architectural, pan de son patrimoine et de son histoire. Si tout reste à faire, y compris sur le plan administratif, le projet architectural est très clair dans son esprit. Il s’agit de restaurer Dar Ahmed Bey et ses 2 500 m² de bâti selon les normes, afin de faire du palais un hôtel de charme. Dans ce quartier où l’empreinte architecturale d’Ahmed Bey est forte, notamment avec la mosquée El-Ahmadi toute proche, il prévoit aussi la création d’un jardin public et d’une rue piétonne, qui valoriseront l’empreinte de ce bey bâtisseur. Un projet global, comprenant un partenariat public-privé, puisque la parcelle qui contient le jardin est la propriété de la municipalité.
L’aventure dans laquelle se lance Mahmoud Redissi est exaltante, mais semée d’innombrables embûches. Sans bénéficier d’aucune subvention, il ne peut compter que sur son expérience de conduite de projets immobiliers pour mener à bien son rêve d’enfant. C’est donc avec détermination qu’il emprunte le dédale des démarches administratives, arrache une à une les autorisations, dont la plus précieuse est celle de l’Institut national du patrimoine (INP) qui lui permet d’intervenir sur le bâtiment. Il crée une société qui devient propriétaire des lieux, ce qui permet d’éloigner les squatteurs qui occupent le palais.
Les occupants illégaux désertent la demeure, à l’exception d’une famille qui continue à occuper une partie du sous-sol du bâtiment, puis, à la faveur du relâchement de la vigilance après la révolution de 2011, construit une villa dans les dépendances, puis deux autres logements. Usant de la menace, les occupants interdisent à quiconque d’accéder au site, y compris aux forces de l’ordre. Pour l’entrepreneur, le projet vire au cauchemar. Impossible de tenir les délais prévus s’il ne peut accéder à une partie de la propriété.
L’espoir Kamel Fekih
Mahmoud multiplie les recours légaux, obtient trois ordres de démolir les bâtiments construits sans autorisation ni acte de propriété. Malgré ces décisions de justice, malgré aussi les alertes lancées par l’INP auprès du gouverneur de Tunis et du maire de La Marsa, rien ne bouge. Le palais est classé monument historique depuis 2016 et l’acte de propriété de la société de Mahmoud Redissi est dûment enregistré, mais les squatteurs ne veulent rien entendre. « Ils s’accaparent le bien d’autrui et en abusent, cela relève du pénal, mais ils escomptent peut-être obtenir un titre de propriété en forçant la main ou en contrevenant à la loi », suppose le promoteur.
À chaque demande de démolition des bâtiments illégaux, la municipalité donne son accord. Mais les représentants de l’ordre – la police municipale en particulier, qui malgré son nom dépend du ministère de l’Intérieur et n’obéit pas toujours aux ordres de la municipalité – refusent de se déplacer pour faire exécuter les décisions de justice. Le promoteur, pourtant, refuse de baisser les bras. Son espoir : que le gouverneur de Tunis, Kamel Fekih, qu’il avait rencontré en octobre 2022 et auquel il avait longuement exposé l’affaire, se souvienne de son cas… maintenant qu’il est devenu ministre de l’Intérieur.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?