Kaïs Saïed ressuscite le projet utopique de mer intérieure

Face aux problèmes croissants de pénurie d’eau, le président tunisien ressort des cartons un vieux projet de canal acheminant de l’eau de mer du golfe de Gabès jusqu’au sud-ouest du pays. Une douce utopie…

Une usine de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), près de Mdhilla, dans le sud-ouest tunisien. © FETHI BELAID / AFP

Publié le 20 avril 2023 Lecture : 5 minutes.

Le 15 avril, le président Kaïs Saïed a reçu le ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, Abdelmonem Belati. Une audience importante d’autant que deux semaines auparavant, le gouvernement avait sonné l’alarme quant à la pénurie d’eau dans la perspective d’un été particulièrement chaud et sans précipitations importantes en vue. Au cours de l’entretien, il ne sera pas question de la sensibilisation de la population au rationnement de l’eau, mais de projets hydriques pour assurer l’avenir.

Le président Saïed suggère d’acheminer, au moyen de canalisations, l’eau de mer depuis le golfe de Gabès (Sud-Est) jusqu’à Gafsa (Sud-Ouest) pour effectuer le lavage du phosphate dans cette région minière et la rediriger ensuite, à travers tout un réseau, vers les zones arides ou, plus largement, toutes celles qui manquent d’eau. L’intention, louable, est de nature à provoquer l’adhésion et l’enthousiasme de la population du Sud. Le choix de l’interlocuteur aussi. Le général Abdelmonem Belati, de par son parcours dans l’armée, est à même d’évaluer et de conduire de grands projets.

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Le projet pourrait être le chantier du siècle en Tunisie et provoquer un rebond de l’économie. Il s’agit, à vrai dire, d’une stratégie vieille comme le monde, mise en œuvre depuis les pharaons et jusqu’au titanesque doublement du canal de Suez en 2016 et l’actuelle construction du barrage de la Renaissance sur le Nil. Le projet tunisien est dans la même veine. On peut aussi remarquer que ce n’est pas la première fois, loin de là, que cette idée d’acheminer l’eau de l’est vers l’ouest séduit les gouvernants, qu’ils présentent comme une panacée.

Les anciens ministre de l’Éducation et directeur de l’Institut tunisien d’études stratégiques (ITES), Hatem Ben Salem et Néji Jalloul, avaient repris à leur compte cette idée qui, à l’origine, a été formulée en 1874 par un ingénieur militaire et topographe, François Elie Roudaire. Celui-ci avait détecté une grande dépression salée de 8 000 km², située entre l’est de l’Algérie et la Tunisie, c’est-à-dire la région des chott (lacs), dont celui du Jérid en Tunisie. Pour Roudaire, cette zone pouvait, si on trouvait le moyen d’y acheminer de l’eau, devenir une mer intérieure. L’ingénieur rappelait qu’Hérodote évoquait d’ailleurs une étendue d’eau dans la région lorsqu’il décrivait la mythique baie de Triton dans Jason et les Argonautes.

Inspiré du canal de Suez

Inspiré de l’exemple récent du canal de Suez, Roudaire avait alors entamé toute une campagne, mettant à contribution aussi bien les sociétés savantes que les férus de découvertes, et s’adjoignant le concours du concepteur du grand chantier égyptien, Ferdinand de Lesseps. But ultime de l’opération : faire reverdir le désert, mais aussi changer la physionomie de l’Afrique du Nord, qui sera bientôt entièrement sous l’autorité de la France.

Les expéditions se multiplient, les observations s’enchaînent depuis un quartier général implanté à Gabès, oasis marine dans l’est de la Tunisie, là où aujourd’hui est traitée une partie du phosphate issue du bassin minier de Gafsa. Mais à mesure que les années passent, les difficultés s’accumulent et la faisabilité du chantier devient de plus en plus douteuse. Roudaire tient bon et ne désespère pas, mais ce sont les règles de la physique et surtout la topologie du terrain qui auront raison de ses ambitions. Car si les chott algériens dont il s’est inspiré sont sous le niveau de la mer, il n’en va pas de même de la région qu’il vise, celle du Chott el-Jérid, qui elle se situe 15 à 20 mètres au-dessus du niveau de la mer.

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Une altitude qui rend extrêmement difficile et compliqué l’acheminement d’eau de mer, qu’il faudrait parvenir à faire circuler de bas en haut. Pour contourner cette difficulté, Roudaire imagine alors de positionner l’embouchure de son futur canal plus au nord, vers Gabès. Mais cette fois, c’est la nature des sols de la chaîne montagneuse des Ksours, calcaires, qui vient compliquer le projet. Le gouvernement français finit par estimer que l’expérience a trop duré et retire son appui. L’utopie est vaincue par les contraintes de la science. Roudaire meurt, tandis que Lesseps s’enfonce dans le scandale du canal de Panama. Du projet de mer intérieure, il ne restera finalement qu’un ouvrage de Jules Verne, L’invasion de la mer. Le grand écrivain s’était en effet passionné pour le projet.

Au fil des ans, l’idée réapparaît régulièrement, telle un vieux serpent de mer. Et régulièrement, sa réalisation se heurte aux mêmes difficultés physiques du terrain, disparaît dans les méandres de la mémoire, attendant d’être à nouveau mise à la mode par un énième utopiste. Comme en 1953, avec le projet du comité des zones d’organisation industrielle africaines (ZOIA), puis encore en 1967 avec celui de l’Association de recherches techniques pour l’étude de la mer intérieure saharienne (Artemis.). Tous ont en commun d’afficher un double objectif : rendre arables les zones désertiques du Sud tunisien et algérien en tirant parti de l’importante surface d’évaporation engendrée par le canal, mais aussi transformer les chott en zone navigable pour acheminer le pétrole depuis Hassi-Messaoud et Edjelé. Et, plus accessoirement, créer en Tunisie une mer intérieure consacrée à la plaisance.

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Impossibilités topographiques

Le scénario présenté en avril 2023 par Kaïs Saïed ne poursuit pas exactement les mêmes buts. Mais il va se heurter aux mêmes difficultés topographiques de dénivelé et de nature des sols. « S’en souvenir permettrait d’économiser beaucoup de temps, d’argent et de ne pas nourrir de faux espoirs », suggère un ancien de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), au sein de laquelle le projet d’envoyer du phosphate boueux vers Gabès pour être lavé avec l’eau de mer a été plusieurs fois à l’ordre du jour.

On peut ajouter à la lister des obstacles le fait que les grands travaux envisagés auraient un impact très négatif sur un écosystème déjà fragile, que plusieurs organismes de défense de l’environnement tentent de préserver, mais aussi sur les populations locales qui subiraient des risques de pollution due à la fois au lavage du phosphate et au traitement de ces eaux, remises en circulation vers les zones arides ou celles souffrant de sécheresse. En résumé, le chantier aurait un coût pharaonique sans pour autant répondre aux besoins en ressources hydriques.

Un dicton tunisien décrit les actions inutiles comme une façon de « tenter de faire monter une pente à de l’eau ». C’est exactement de cela qu’il s’agit lorsqu’on veut essayer d’acheminer de l’eau de mer vers l’ouest tunisien. « Il faudrait retenir ce que dit un projet qui, depuis plus de 150 ans, n’a pas abouti, sans compter son coût et ses conséquences », commente un pharmacien de Zarat, dont le grand-père s’était souvenu de la saga de Roudaire. Et peut-être aussi se soucier de préserver le Chott el-Jérid, sa faune et ses paysages, qui sont aujourd’hui l’un des pôles du tourisme tunisien, que le pays aimerait faire classer au patrimoine de l’humanité de l’Unesco.

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