Le jour où tout a basculé au Tchad

Il y a deux ans, le 20 avril 2021, l’annonce du décès tragique du président tchadien, le maréchal Idriss Déby Itno, provoquait une véritable onde de choc. Pour le journaliste Éric Topona, il est urgent de communiquer officiellement, enfin, sur les circonstances exactes de sa mort.

Lors des funérailles d’État du président Idriss Déby Itno, le 23 avril 2021 à N’Djaména. © Issuf Sanogo/AFP

Éric Topona Mocnga.
  • Éric Topona Mocnga

    Journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (média international allemand), à Bonn.

Publié le 20 avril 2023 Lecture : 5 minutes.

Il est de ces jours, dans l’histoire d’un pays, où le temps semble suspendre son vol et l’État, son fonctionnement. Le 20 avril 2021 en fut un pour le Tchad. La stupeur qui s’empara des Tchadiens et de la communauté internationale à l’annonce du décès du président tchadien, le maréchal Idriss Déby Itno, fut à la dimension de la profondeur de l’empreinte que le maître omnipotent de N’Djaména aura inscrite non seulement sur le fonctionnement des institutions dans son pays, dans l’esprit de chacun de ses concitoyens, mais aussi dans la vaste région sahélo-saharienne où le Tchad demeure l’un des piliers de la lutte éminemment stratégique contre le terrorisme jihadiste. Chef militaire et leader d’une nation voguant depuis son indépendance, le 11 août 1960, au carrefour de conflits régionaux et de tensions communautaires internes récurrentes, Idriss Déby Itno avait fait de la préservation de la stabilité intérieure et de la paix intercommunautaire les chevaux de bataille de sa politique dans cet océan d’incertitudes. C’est dire qu’après trois décennies de pouvoir, le chef de l’État et l’État ne faisaient plus qu’un.

Rumeurs, prudence et scoop

Le 19 avril 2021, la commission électorale nationale indépendante venait de proclamer sans surprise la réélection haut la main d’Idriss Déby Itno avec près de 80 % des suffrages, à l’issue de la présidentielle du 11 avril, boycottée par les principales figures de l’opposition. Ce jour-là, j’étais en service à la Deutsche Welle pour la préparation de la matinale. À 7 heures du matin (5 heures TU), je pus joindre, via une liaison téléphonique satellitaire, le leader du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact), Mahamat Mahdi Ali, alors que des troupes loyalistes étaient aux prises avec les forces de ce mouvement rebelle dans l’ouest du pays.

la suite après cette publicité

Comme à son habitude, le président tchadien s’était rendu sur le théâtre des opérations et avait pris la tête de la contre-offensive militaire. Lors de l’interview, Mahamat Mahdi Ali n’évoqua à aucun moment l’implication du chef de l’État dans les combats. « Idriss Déby Itno était à environ 50 km de la ligne de front », nous a-t-il confié récemment. En revanche, des rumeurs le disaient blessé, voire décédé. S’agissant également de cette rumeur, le leader du Fact se garda d’y faire la moindre allusion.

Quelque temps après cette interview, Mahamat Mahdi Ali me rappelle au téléphone et dit détenir un « scoop » pour moi. « De quoi s’agit-il ? » m’empressai-je de m’enquérir. « Idriss Deby Itno est décédé », me répondit le chef rebelle. Il conclut en m’exhortant à recouper avec d’autres sources ce qui n’était alors qu’une information non officielle. Je me précipitai auprès de la directrice de notre rédaction pour lui annoncer la nouvelle. Elle m’incita à la prudence, à ne pas la rendre publique et à confronter diverses sources pour asseoir la certitude recherchée.

Mes confrères français auxquels je m’en ouvris furent tout aussi sceptiques que surpris. Les coups de fil que je passai à N’Djaména ne nous apportèrent guère plus de lumière, hormis des rumeurs sur ses blessures ou son décès. À 10 heures TU (12 heures à Bonn), j’annonçai en conférence de rédaction la nouvelle du décès d’Idriss Déby Itno, toujours non officielle à cette heure-là. La consigne au sein de la rédaction demeura la même : nous ne devions toujours pas la diffuser.

C’est alors qu’un quart d’heure à peine après le début de notre conférence de rédaction, les premières dépêches AFP ont commencé à tomber : « Le président tchadien est mort sur le front de guerre, des suites de ses blessures. » L’information que m’avait communiquée Mahamat Mahdi Ali venait donc d’être confirmée. Je le rappelai aussitôt par téléphone et il me répondit : « Tu as été le tout premier journaliste à avoir le scoop. » Nous avons aussitôt bouleversé nos programmes.

la suite après cette publicité

Désamorcer les crises latentes

Le décès inattendu du chef de l’État a fait basculer ce pays aux fragiles équilibres sociopolitiques dans une ère nouvelle de restructuration de ses institutions. Celle-ci est en cours et n’est pas sur le point de s’achever. Nous exprimons le vœu ardent de voir cette délicate parenthèse historique couronnée de succès. À l’occasion de ce deuxième anniversaire de la disparition tragique du chef de l’État tchadien, n’est-ce pas enfin le moment de nous interroger sur les circonstances exactes de son décès ? Dès le lendemain de l’officialisation de sa mort, nous avons lu d’innombrables versions, parfois fantasques et certaines, invraisemblables.

Le procès de ses assassins présumés – les rebelles du Fact qui ont été faits prisonniers et graciés fin mars, puis libérés début avril 2023 – vient d’ailleurs de se tenir sans que les Tchadiens soient tenus à ce jour informés des circonstances précises du décès ff’Idriss Déby Itno. Toutes les questions autour de cette disparition n’ont toujours pas reçu de réponses officielles. Elles sont peut-être, pour l’heure, encore classées « secret-défense » et ne peuvent pas être diffusées, dans le contexte actuel, pour des raisons de préservation de la sûreté intérieure de l’État.

la suite après cette publicité

Il faudra bien, dans un avenir non lointain, communiquer sur ces zones d’ombre qui relèvent par ailleurs de l’histoire du Tchad. Lever ce voile, c’est aussi édifier les Tchadiens sur leur histoire, les réconcilier avec celle-ci et désamorcer dès à présent des crises latentes qui pourraient faire basculer le pays dans des tensions nouvelles, sans céder à la tentation d’une chasse aux sorcières dont le Tchad n’a guère besoin. Mais souvenons-nous de la Commission de la vérité et de la réconciliation en Afrique du Sud post apartheid. Loin de faire imploser la nation arc-en-ciel, comme le redoutaient certains analystes sceptiques, elle l’aura plutôt durablement renforcée, en dépit de quelques secousses.

De nombreux États africains continuent de pâtir du maintien sous le boisseau de leur mémoire collective, non sans dommages pour le renforcement de l’unité nationale et l’édification de sa jeunesse. Toutes les grandes nations modernes sont passées par cette étape nécessaire du miroir.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

« Deux ans après le décès d’Idriss Déby Itno, le Tchad reste debout »

Tchad : les six vies d’Idriss Déby

Au Tchad, grâce présidentielle pour 380 rebelles emprisonnés à vie

Contenus partenaires