Au Sénégal, l’intrigante léthargie de l’Assemblée nationale

Faut-il y voir une conséquence du rééquilibrage des forces entre la majorité acquise à Macky Sall et l’opposition ? L’Assemblée tourne en tout cas au ralenti depuis les législatives de juillet.

Le rapport de forces dans l’hémicycle est devenu moins avantageux pour le camp présidentiel depuis les législatives du 31 juillet dernier. © Robert Harding Productions/AFP

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Publié le 21 avril 2023 Lecture : 5 minutes.

« Au moment où je vous parle, nous avons une centaine de questions écrites, orales ou d’actualité et autres propositions de loi qui sommeillent sur la table du président de l’Assemblée nationale, Amadou Mame Diop, sans qu’aucune suite y ait été donnée. » Membre du Parti de l’espoir et de la modernité (PEM), l’une des composantes de la coalition Yewwi Askan Wi (YAW, opposition), le député Oumar Sy ne décolère pas. Car selon lui, l’Assemblée nationale sénégalaise dysfonctionne depuis sept mois dans une indifférence quasi générale.

Le 22 mars, il s’est donc associé à une requête déposée devant le Conseil constitutionnel par 52 députés de l’opposition aux fins de faire « constater la vacance du poste de président de l’Assemblée nationale » et d’« enjoindre aux membres du Bureau d’organiser une réunion d’urgence afin d’installer le premier vice-président comme président de l’Assemblée nationale ». Amadou Mame Diop, proche du président Macky Sall, aurait-il été soumis à quelque cas de force majeure susceptible de l’empêcher d’exercer ses fonctions ?

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Fonctionnement bloqué

À en croire les requérants, le fonctionnement de l’Assemblée nationale, dont la session ordinaire s’est ouverte le 15 octobre 2022 et doit prendre fin le 30 juin 2023, serait bloqué depuis le 15 décembre dernier, date du vote d’une motion de censure contre le gouvernement laquelle avait été rejetée.

Selon ces députés, « la situation de blocage ou de paralysie » frappant l’institution aurait pour origine l’inertie de son président, « qui refuse de convoquer, conformément à ses prérogatives, la Conférence des présidents ». Celle-ci, qui réunit autour du président et des vice-présidents de l’Assemblée les président de commissions et de groupes parlementaires, est chargée, en vertu du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, d’établir l’ordre du jour des travaux et d’en fixer le calendrier en commission comme en séance plénière.

Le Conseil constitutionnel bottera finalement en touche le 12 avril, considérant que les seuls cas de vacance prévus par la Constitution sont « l’empêchement, la démission ou le décès » du président de l’Assemblée nationale.

Depuis le 15 décembre, le bureau de l’Assemblée n’a été convoqué qu’à deux reprises

Tout comme son collègue de YAW, Alioune Sall, député des Sénégalais de l’extérieur pour l’Europe de l’Ouest et l’Europe du Nord, s’indigne de la mise en sommeil de l’unique institution parlementaire du pays. « Depuis le 15 décembre, le bureau de l’Assemblée n’a été convoqué qu’à deux reprises », indique ce représentant pour la France des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), le parti d’Ousmane Sonko. En l’occurrence, pour examiner la levée de l’immunité parlementaire de deux députés du Parti de l’unité et du rassemblement (PUR) ayant porté des coups à l’une de leurs collègues en plein hémicycle et pour entériner la destitution de l’ancienne Première ministre Aminata Touré, qui avait annoncé sa décision de quitter le groupe parlementaire Benno Bokk Yakaar (BBY) pour siéger en tant que non-inscrite.

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« En revanche, on m’a proposé récemment, en tant que député, d’effectuer le pèlerinage à La Mecque aux frais du contribuable », ironise Alioune Sall, qui s’offusque que l’on puisse « allouer un budget annuel de 20 milliards de francs CFA à une Assemblée nationale qui ne se réunit pas ».

Demandes farfelues

« Globalement, cela fait des années que l’Assemblée nationale fonctionne ainsi, relativise Me El Hadji Omar Youm, le chef du groupe parlementaire Benno Bokk Yakaar. L’agenda de l’Assemblée nationale est fixé par le bureau puis par la Conférence des présidents, mais il n’est pas déterminé en fonction des désidératas de groupes parlementaires minoritaires. »

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Il n’en reste pas moins que le rapport de forces dans l’hémicycle est devenu moins avantageux pour le camp présidentiel depuis les législatives du 31 juillet dernier. Deux sièges seulement garantissent en effet une majorité relative à BBY, alors que la coalition présidentielle bénéficiait depuis 2012 de la majorité absolue. C’est d’ailleurs dans cet amenuisement de la majorité présidentielle à l’Assemblée, inédit au Sénégal, que les députés frondeurs veulent voir l’origine d’une léthargie parlementaire qu’ils estiment sciemment entretenue.

Tous les sujets pouvant donner lieu à un véritable débat et susciter un clivage sont soigneusement écartés

« Une poignée de projets de loi ont été déposés dans nos casiers pour information, mais le processus s’est arrêté là, indique Oumar Sy. Et il s’agissait de sujets consensuels, sans incidence politique. En revanche, tous les sujets pouvant donner lieu à un véritable débat et susciter un clivage sont soigneusement écartés. »

Parmi les victimes collatérales de l’apathie qu’il dénonce, une proposition de loi visant à modifier les articles L.29 et L.30 du code électoral définissant les modalités d’inéligibilité des personnes condamnées pour certains délits ou crimes. Une question hautement sensible puisque ces dispositions sont susceptibles de déterminer demain la capacité de Karim Wade et de Khalifa Sall à se porter candidats à la prochaine élection présidentielle, en février 2024.

Rapport de forces moins favorable

Député de 2012 à 2022, le secrétaire général d’And-Jëf/Parti africain pour la démocratie et le socialisme (AJ/PADS, opposition), Mamadou Diop Decroix, décrit quant à lui une activité parlementaire normale durant cette période où des projets de loi étaient régulièrement soumis à la discussion et au vote des élus. « Lorsqu’on dispose d’une majorité écrasante et que les propositions de loi de l’opposition ne dépassent guère 1 % des textes soumis au vote, il n’y a aucune inquiétude à avoir, résume-t-il. J’imagine que s’ils s’arrangent pour ne pas convoquer l’Assemblée, c’est parce que le rapport de forces leur est devenu moins favorable. »

Mais, selon Me El Hadji Omar Youm, « l’opposition s’adonne en réalité à une forme d’activisme visant à imposer sa volonté et son tempo au président Amadou Mame Diop en ayant recours à des méthodes habituellement utilisées par des syndicats et autres mouvements de la société civile, tels que des sittings ou des conférences de presse ». Le député de la majorité précise toutefois que les requêtes et autres questions écrites et orales déposées par les deux camps « seront examinées aux alentours du 10 mai ».

Le président du groupe BBY concède néanmoins qu’aucun texte de loi n’a été examiné par l’Assemblée nationale depuis le début de la session parlementaire, si ce n’est lors de l’examen du budget. « À l’Assemblée nationale, il y a toujours eu des hauts – notamment durant l’examen du budget – et des bas », relativise-t-il.

Si la situation devait perdurer, le Sénégal ne risquerait-il pas de s’enfoncer dans une situation où le chef de l’État gouvernerait par décrets, contournant ainsi une Assemblée nationale devenue fantoche ? « Ce risque est nul », élude-t-il.

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