En Tunisie, Kaïs Saïed met l’opposition un peu plus à genoux

Deux mois après le début de la nouvelle vague d’arrestations lancée par le pouvoir – dont celle de Rached Ghannouchi, le 17 avril –, ils sont désormais 28 à être incarcérés. Tous sont des personnalités de l’opposition. Tous inculpés pour des chefs d’accusation graves. Décryptage d’une traque organisée.

Le président Kaïs Saïed (à dr.) recevant Rached Ghannouchi, au Palais de Carthage, le 15 novembre 2019. © Tunisian Presidency / AFP

Publié le 25 avril 2023 Lecture : 6 minutes.

Dans les relations entre la classe politique tunisienne et le pouvoir, il y aura désormais un avant et un après 17 avril 2023. Ce jour-là, les autorités ont frappé un grand coup en procédant à l’arrestation de Rached Ghannouchi, 81 ans, président d’Ennahdha et ancien président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), et mis un peu plus à genoux une opposition qui tente de jouer son rôle dans un contexte difficile.

Dossiers vides

Depuis le 20 février dernier, une vague d’incarcérations a mis hors circuit 28 acteurs politiques, dont des dirigeants de parti. Tous sont poursuivis dans trois affaires distinctes, selon leur appartenance politique, pour de graves motifs, qui vont de l’« atteinte la sécurité de l’État » à l’« accointance avec des puissances étrangères », en passant par l’« intention de modifier la nature du régime ».

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Ils ne sont pas les premiers. À la fin de 2021, les anciens ministres Ahmed Smaoui, Samir Taïeb et Noureddine Bhiri avaient été arrêtés alors que leurs dossiers étaient vides. Dans cette première vague d’arrestations, celle de l’ancien ministre, député et homme d’affaires Mehdi Ben Gharbia fait exception : il n’est pas poursuivi pour une opinion, mais pour soupçons de délits fiscaux et de blanchiment d’argent (en attente de son procès, il est toujours incarcéré).

Revenant sur l’acquittement de l’ancien ministre de l’Investissement, Fadhel Abdelkéfi, mis en examen en 2014 dans une affaire de change et entièrement disculpé par un arrêt rendu par la Cour de cassation en mars 2019, Kaïs Saïed ne cache pas son dépit par un commentaire qui en dit long sur sa vision de l’indépendance de la justice : « Malheureusement, la justice l’a innocenté. »

Un décret-loi 54 liberticide

Ceux qui pensaient que les autorités allaient alléger leur pression après les premières arrestations se trompaient. Ainsi, le très controversé « décret-loi 54 » de septembre 2022 est venu compléter l’arsenal juridique : une disposition que de nombreuses voix de l’opposition et de la société civile voient comme un moyen de museler la liberté d’expression et des médias, sous prétexte de prévenir la cybercriminalité, les rumeurs et les fausses informations publiées ou transmises sur internet.

« C’est pour assainir le contenu malveillant relayé par les réseaux sociaux », assurait alors un militant du Mouvement du 25-Juillet, qui a soutenu le passage en force du président Kaïs Saïed en juillet 2021.

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Il n’empêche, des patrons de presse et des journalistes ont été inquiétés, et Noureddine Boutar, patron de Mosaïque FM, la radio la plus écoutée de Tunisie, est sous les verrous depuis le coup de filet lancé le 13 février dernier par les services de sécurité, au cours duquel des militants politiques, d’anciens magistrats et un influent homme d’affaires ont aussi été interpellés.

Paradoxalement, la campagne électorale de Kaïs Saïed pour accéder à la présidence en 2019, ainsi que toutes les autres étapes de la mise en place de son système politique, comme la consultation nationale pour l’élaboration d’une nouvelle Constitution, en janvier 2022, ont largement profité de la visibilité d’internet… Mais ce qui compte pour l’exécutif, c’est d’écarter durablement les agitateurs. « Ils peuvent faire trainer ces affaires pendant des années. La justice est aux ordres », déplore un magistrat à la retraite.

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Ghannouchi accusé de « complot contre la sûreté de l’État »

Ce qui vaut pour le pouvoir ne semble donc pas valoir pour l’opposition. Et force est de constater que, aujourd’hui, le « décret 54 » a fait taire nombre de détracteurs du régime, qui n’étaient d’ailleurs pas forcément engagés en politique.

Mais ce n’est pas en vertu de ce décret que Rached Ghannouchi est poursuivi, puisque les propos incriminés, où il exprime encore une fois son refus de l’exclusion politique et estime qu’elle pourrait engendrer une guerre civile, ont été rapportés par les médias, sans recours aux réseaux sociaux. Il ne s’agit pas d’une fuite mais d’une déclaration en bonne et due forme.

Pour autant, ces paroles de Ghannouchi ne sont pas passées auprès de l’exécutif, qui n’attendait qu’un faux pas de sa part pour agir. Et Ghannouchi avait d’ailleurs « stratégiquement » pris soin de préparer une autre intervention, qui sera mise en ligne au moment même de son incarcération, le 20 avril. Une manœuvre qui n’a pas empêché les poursuites contre le leader d’Ennahdha pour « complot contre la sûreté de l’État », en application des articles 68 et 72 du code pénal. D’autant que l’état d’urgence, en vigueur depuis 2015, n’a pas été levé.

Populisme et esprit revanchard

Pour l’opposition et les médias privés, hors de question d’atermoyer. Ils dénoncent ouvertement des arrestations arbitraires et l’autoritarisme instauré par le pouvoir. « Le mot ‘‘démocratie’’ n’a plus cours depuis longtemps. Et nous sommes tombés dans des travers dans lesquels même Ben Ali s’était bien gardé de tomber. Les opposants étaient pour la plupart poursuivis pour des délits et non pour leur opinion », rappelle un ancien militant du parti Ettajdid.

Comme lui, beaucoup déplorent cet écrémage abusif de la scène politique, mais n’osent pas le dire haut et fort face à ceux qui applaudissent ces arrestations par populisme et, surtout, par esprit de revanche. Lequel cible tout particulièrement Rached Ghannouchi et son premier cercle, puis son parti, pour n’avoir pas su gouverner le pays et s’être laissé aller à considérer les avoirs publics comme un tribut, dans lequel ils auraient amplement puisé.

Dans leur « enthousiasme », ils livrent également en pâture les partis et figures de l’opposition qui se sont alliés à Ennahdha sous la bannière du Front de salut national (FSN), qu’ils assimilent ni plus ni moins à des traitres. Ils semblent occulter le fait que si, au fil des différents scrutins, le parti Ennahdha a perdu de son assise depuis 2011, il reste influent sur le terrain social, terrain sur lequel le populisme et le conservatisme de Kaïs Saïed rencontrent un fort écho. « Il n’y jamais eu autant de femmes voilées en Tunisie », remarque ainsi une universitaire.

Risque d’une libanisation

Le clivage au sein de l’opinion n’a jamais été aussi marqué et les échanges jamais aussi virulents. Désormais, il y a les bons et les méchants, les patriotes et « les autres », ceux qui ne le seraient pas. Ce climat a également été préparé et entretenu par les discours de Kaïs Saïed, qui a longtemps accusé sans nommer et, désormais, laisse faire le peuple.

Le président tunisien ne semble toutefois pas concevoir le pouvoir autrement, ni prendre vraiment la mesure de l’effet produit sur une opinion qui, d’un décret à l’autre, sent bien que le champ des libertés acquises depuis la révolution se réduit comme peau de chagrin. Saïed a d’ailleurs fondé son autorité en s’appuyant sur l’armée et le ministère de l’Intérieur.

« Il n’y a pas de hasard, le pouvoir a besoin de créer des diversions puisqu’il n’a pas de réponses aux problèmes urgents et graves de la Tunisie. La belle affaire d’avoir arrêté tout ce beau monde si le pays devient un autre Liban ! » fulmine un ancien partisan du Courant démocrate. La Tunisie n’en arrivera peut-être pas là, mais elle aura beaucoup de difficultés à trouver un soutien suffisant auprès de la communauté internationale.

Kaïs Saïed n’approuve ni les suggestions ni les mises en garde des pays amis sur les mesures liberticides et le recul de la démocratie. Il estime que cette ingérence est intolérable et refuse, dans la foulée, les diktats du Fonds monétaire international (FMI)… Reste que le gouvernement poursuit les négociations avec ce dernier et n’a pu que remercier les États-Unis, qui lui ont fourni 25 000 tonnes de blé. La position de l’exécutif est donc très délicate.

Abir Moussi tire son épingle du jeu

Pendant ce temps, certains boivent du petit lait, comme Abir Moussi. Depuis son entrée dans l’hémicycle en 2019, la présidente du Parti destourien libre (PDL) était en conflit ouvert avec les islamistes. Par ses postures et ses débordements verbaux, elle a contribué à exacerber les tensions et à faire de l’Assemblée une foire d’empoigne. Ce qui a conduit une partie de l’opinion à rejeter la politique.

Moussi est pratiquement la seule à tirer son épingle du jeu, même si nombreux sont ceux qui soutiennent qu’elle a été utile à Kaïs Saïed pour mettre en application le fameux article 80 de la Constitution, qui lui a permis de s’arroger tous les pouvoirs en arguant d’un « péril imminent ».

Mais, selon un analyste politique, « Abir Moussi n’ira pas plus loin, elle doit se soumettre aux volontés du président, qui ne tolère aucun corps intermédiaire. Elle lui sera encore utile un temps, puis connaîtra un sort similaire à celui des autres leaders de parti. »

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