En Tunisie, Carthage revisitée par l’intelligence artificielle

Les tentatives de reconstitution de la Carthage punique au moyen de l’intelligence artificielle se multiplient et sont très populaires, autant que contestables. Entre la probable réouverture du musée du Bardo et la réhabilitation du pôle muséographique de l’ancienne cité phénicienne, l’Antiquité est tendance.

Reconstitution du port de guerre et des fortifications de la cité punique. © Nader Sihi

Publié le 30 avril 2023 Lecture : 5 minutes.

Carthage est bien souvent au cœur de l’actualité tunisienne. Pas seulement parce qu’elle héberge le palais présidentiel, symbole du pouvoir exécutif, mais aussi parce que le mythe de Carthage et de sa gloire reste vivace et bien vivant dans l’imaginaire tunisien, même si l’histoire antique n’est pas celle qui a le plus de succès.

Et pourtant, les téléspectateurs, surtout pendant la période de ramadan où de nombreux feuilletons sont diffusés, regrettent qu’il n’y ait pas plus de séries historiques qui, en particulier, les ramènent au temps de l’antique Carthage, car « les héros ne manquent pas ». Ces mêmes héros que le public est impatient de retrouver, bientôt, avec la réhabilitation de la colline de Byrsa en espace muséal qui ne se fera qu’à compter de 2026, mais dont tout le monde parle déjà.

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« Imaginer Carthage en 814 av. J.-C. »

En attendant cette nouvelle « pérennisation » de Carthage, l’intelligence artificielle (IA) s’est invitée en proposant, à la fin du mois de mars dernier, des images de la cité punique, qui ont été abondamment commentées et partagées sur les réseaux sociaux. À l’origine de cette initiative : Nader Sahli, Digital Marketing Manager, qui a fait la démarche toute personnelle de « demander à l’IA d’imaginer Carthage en 814 av. J.-C. »

Son objectif est de remonter au temps de la fondation de la cité par la princesse Elissa (ou Didon), après qu’elle a fui le royaume de Tyr et la cruauté de son frère, Pygmalion. Pour installer sa communauté, Elissa réclame et obtient des autochtones « autant de terre que peut en contenir une peau de bœuf », qu’elle découpe en fines lanières et qu’elle met bout à bout pour délimiter la superficie de son territoire. Un stratagème qui fit la réputation de celle qui jeta les toutes premières bases de ce qui allait devenir la République de Carthage.

Image recomposée par l'IA d'Hannibal Barca, plus proche de la représentation que l’on se fait des vikings que du général carthaginois, père de la stratégie… © Nader Sihi

Image recomposée par l'IA d'Hannibal Barca, plus proche de la représentation que l’on se fait des vikings que du général carthaginois, père de la stratégie… © Nader Sihi

De quoi donner du grain à moudre à ChatGPT… Et, résultat, la représentation de la ville et de ses habitants déclinée sur plusieurs images a étonné et émerveillé le grand public, lequel semblait découvrir la civilisation carthaginoise. Un enthousiasme de néophytes qui occulte la perplexité des cercles d’archéologues et d’historiens, ainsi que des amateurs et férus d’histoire.

Rien à voir avec l’histoire

« Ces images sont décalées. J’avais l’impression de regarder des extraits d’un film sur Babylone comme elle est conçue par des cinéastes, plutôt que de voir une restitution de Carthage », s’indigne une passionnée de l’Antiquité. Elle déplore une « mystification », citant l’historienne néerlandaise Jo Hedwig Teeuwisse, spécialiste des fausses images historiques, qui avait qualifié celles-ci de « mensonges », qui n’ont rien à voir avec l’histoire. Les images lui donnent raison puisqu’elles montrent de jeunes carthaginoises, qui semblent être des clones, et un Hannibal Barca très proche de la représentation que l’on se fait des vikings. Difficile d’être d’une fidélité absolue pour illustrer des périodes antiques pour lesquelles les données textuelles sont rares et les illustrations absentes. Cela ne justifie en rien les erreurs qui peuvent paraître grossières.

L’IA génère des images à partir de visuels existants. Elle brasse, mixe beaucoup de choses et divague

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L’historien et spécialiste du monde libyque, Mansour Ghaki, relève des incohérences dans ces visuels de la Carthage punique dont une n’est pas des moindres : « Ces représentations montrent des bâtiments et des monuments d’époque romaine. Rien à voir avec la cité au IXe siècle av. J.-C. ! » Il déplore ces approximations et regrette que « des données comme les descriptions précises de la colline de Byrsa qui nous sont parvenues, ou celles obtenues par l’étude du quartier Magon et des fortifications de Carthage, comme du tissu urbain de Kerkouane, n’aient pas été prises en compte par l’IA ».

Une évidence, également, pour l’archéologue Leïla Ladjimi Sebaï, qui avait conduit la reconstitution anthropométrique de l’homme de Byrsa, en 2010, en relevant que « la recherche et l’intelligence artificielle sont des démarches contraires. La première cherche pour avoir des données, la seconde consomme des données pour les lire à sa manière. »

Carthaginoises au quotidien, imaginées par l'IA. © Nader Sihi

Carthaginoises au quotidien, imaginées par l'IA. © Nader Sihi

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Une perspective artistique et non historique

De toute évidence ceux qui alimentent l’IA n’ont pas les bonnes sources. Une question d’accès difficile pour les amateurs qui ne sont pas familiers du monde de la recherche et de ses publications. « Utiliser l’IA pour représenter la Carthage antique ne peut être que dans une perspective artistique, certainement pas historique ou architecturale. Le résultat sera certes bluffant mais faux, car l’IA génère des images à partir d’images existantes. Elle brasse, mixe beaucoup de choses et divague. Le résultat peut plaire ou impressionner et sera d’autant plus inexact qu’il cherche à représenter des civilisations peu documentées », reconnaît Walid Sultan Midani, un expert de création de jeux vidéos. Il temporise l’enthousiasme suscité par les représentations de Carthage en expliquant qu’« il s’agit d’un univers familier, où l’illustration ne prétend pas être la réalité ».

Une explication sensée pour ceux qui se rappellent des nombreuses bandes dessinées, dont le fameux Les Voyages d’Alix. Carthage, ainsi que de la manière dont Carthage et ses légendaires Hannibal, Salammbô et Didon ont inspiré des artistes, tels que le dessinateur Philippe Druillet, et d’innombrables écrivains, dont l’incontournable Gustave Flaubert qui s’est plu à déambuler à Mégara, faubourg de Carthage – et actuel Sidi Bou Saïd.

Répondre à la demande d’un public jeune

Dans cette lignée, mais plus à la portée du grand public, des entreprises tunisiennes comme Digital Cultural eXperience s’attachent à reproduire le passé antique à partir de reconstitutions précises. Elles font œuvre utile puisqu’elles répondent à la demande d’un public jeune, plus sensible à l’image qu’à la compilation de textes pour mieux connaître les faits et les lieux historiques.

Une approche que ne rejette pas Mounir Fantar, spécialiste du monde punique et chargé de la division de la Sauvegarde des monuments et sites auprès de l’Institut national du patrimoine (INP) – tout en restant prudent : « La vulgarisation par l’IA va altérer notre approche de l’histoire, d’autant plus que le public est séduit par ce type de production. Mais, malheureusement, ce qui nous a été présenté n’est pas étayé par une recherches de sources historiographiques ou de documentation archéologique, alors que des références antiques sur l’architecture militaire existent chez Appien, par exemple. »

Paradoxalement la représentation des sites tunisiens est l’un des axes de travail de l’Agence de mise en valeur du patrimoine, dont l’une des missions est la vulgarisation du patrimoine. « Ce sera insuffisant, il faut y adjoindre une sensibilisation aux temps anciens dès l’école pour installer une réflexion sur notre héritage », propose un instituteur retraité qui, dans les années 1970, organisait pour ses élèves des visites des sites les plus importants « pour qu’ils sachent qu’ils ne venaient pas de nulle part »… En tout cas pas d’une intelligence artificielle balbutiante qui fait parfois l’impasse sur l’apport des spécialistes.

« Celui qui a lancé cette idée de restituer par l’image la Carthage punique aurait dû au moins consulter les travaux de Jean-Claude Golvin, qui a réalisé, avec un exceptionnel souci de précision scientifique, plusieurs projections de la Carthage punique en volume. C’est la référence, le garde-fou contre les imaginaires débridés et les formes de réalité augmentée », résume une doctorante en archéologie.

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