En Tunisie, triste Journée mondiale de la liberté de la presse
Sans grande surprise, le pays a rétrogradé au classement de la liberté de la presse depuis l’an dernier. Au-delà des récentes attaques contre certains médias, ce sont toutes les promesses de la révolution de 2011 en la matière qui ont échoué à porter leurs fruits.
Dans le classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières (RSF), la Tunisie passe, en 2023, de la 94e place à la 121e. Un recul nettement perceptible au quotidien, qui va de paire avec les mesures prises par le président Kaïs Saïed et la façon dont il s’est octroyé de plus en plus de pouvoir.
Pourtant en ce 3 mai, qui marque la Journée mondiale de la liberté de la presse, les journalistes ne manifestent pas. Il faut dire que le contexte ne les y incite guère : hier, mardi 2 mai, le président a saisi l’occasion d’une visite dans une librairie pour revenir sur la censure d’un ouvrage, lors de la récente Foire internationale du Livre de Tunisie. Censure qu’il a démentie, assénant au passage que les acquis de liberté étaient préservés dans le pays et qu’il n’y aurait pas de retour en arrière en la matière.
S’ils ne défilent pas aujourd’hui, les journalistes, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) mais aussi des personnalités se mobilisent aussi pour la liberté, en l’occurence celle de l’un d’entre eux : Noureddine Boutar. Journaliste et patron de la radio la plus populaire de Tunisie, Mosaïque FM, celui-ci est écroué depuis quatre-vingts jours pour suspicion de blanchiment d’argent et complot contre la sureté de l’État. À ce stade de l’enquête, le dossier est vide et aucune trace de transactions financières douteuses n’a été relevée par les banques.
Mais le procès verbal de l’enquête laisse entendre que Boutar influerait sur Mosaïque FM et sa ligne éditoriale pour changer la nature du régime. Il est vrai que plusieurs animateurs et journalistes usent d’une certaine liberté de ton et que quelque-unes de leurs analyses sont acérées. Mais rien de méchant, plutôt une voix de la raison qui ne cache pas sa volonté de voir le pays aller mieux et qui a plus d’une fois invité les dirigeants à en parler. Mais en vain. Résultat, Boutar est devenu le symbole d’une cause et son absence ne fait que renforcer la puissance de ce qu’il représente.
Enquêtes et agressions
« À travers Noureddine, on vise Mosaïque FM et plus largement tous les médias », commente le journaliste Zied El Heni. Une stratégie de l’intimidation qui menace les médias jusque dans leur modèle économique, dont les annonceurs sont partie prenante. « Cette attitude n’est pas propre aux dictatures, elle existe aussi dans les démocraties occidentales où le monde des affaires met la main sur les médias, comme avec Vincent Bolloré en France, et où les salariés sont intimidés à coups de procès. On crée un climat où les journalistes sont paupérisés ou maintenus sous perfusion et remplaçables », précise Kerim Bouzouita, spécialiste en communication politique.
Le journaliste s’efface devant l’information et n’existe que parce qu’il y a l’information
« Les régimes autoritaires créent une atmosphère où les journalistes commencent petit à petit à s’autocensurer car ils savent que désormais, pour la moindre divergence ou critique, ils peuvent être privés de liberté ou de droits fondamentaux comme la liberté de voyager », commente un sociologue, qui déplore qu’a contrario, les seuls médias agréés sont ceux qui occupent les gens avec de l’insignifiance, du buzz voire de la vulgarité.
Un sentiment douloureux que plusieurs journalistes, comme Olfa Belhassine de La Presse de Tunisie, ne pensaient jamais revivre après la révolution. Tous le savent : le récent décret-loi 54 qui punit la diffusion de « fausses nouvelles » d’une amende et d’une peine allant jusqu’à dix ans de prison est une vraie menace contre le profession toute entière. Selon RSF, 17 journalistes tunisiens sont actuellement sous le coup d’une enquête diligentée en dehors du cadre du droit de la presse, sans compter les 257 autres qui ont été agressés depuis mai 2022.
Résultat : le ton de certains médias change, et ce d’autant que l’opinion persiste à avoir une piètre opinion du métier. Beaucoup de citoyens les considèrent comme des traîtres, des vendus au plus offrant. Une vision caricaturale, mais qui n’est pas sans effets : la chaîne de télévision Carthage Plus a bouleversé sa grille de programme en pleine saison pour écarter toutes les voix impertinentes et les remplacer par des débats consensuels menés, à une heure de grande écoute, par une journaliste populaire, Meriem Belkadhi. Une manière de créer un certain conformisme par rapport à la parole de l’État, dont la dérive autoritaire contribue au recul de la liberté d’expression.
Certains s’insurgent. D’autres réclament une amélioration de la situation et la fin du clivage entre médias privés et gouvernementaux, qui laisse penser qu’il existe des « bons » et des « méchants » . Et qui se manifeste par le fait que les journalistes du privé sont interdits de plénière à l’assemblée. Et il n’est pas plus facile de traiter l’action gouvernementale : la Cheffe du gouvernement et ses ministres refusent pour la plupart toute intervention dans les médias, tandis que les fonctionnaires ne peuvent répondre à des journalistes sans accord de leur hiérarchie. Une absence de dialogue qui alimente l’incompréhension, les médias n’ayant plus aucun moyen d’obtenir la moindre précision ou le plus simple éclairage sur les décisions ou les déclarations des dirigeants.
Absence de statut des journalistes
Plus largement encore, c’est toute la question du statut des journalistes en Tunisie qui pose question. « Le journaliste s’efface devant l’information et n’existe que parce qu’il y a l’information », précise le directeur du quotidien Le Maghreb, Zyed Krichen. Après la révolution de 2011, et malgré les espoirs, rien n’a été fait pour mieux définir, voire pérenniser, la profession. « Tout est resté temporaire et chaque fois qu’il était question du statut des journalistes ou de régulation des médias, certains partis empêchaient la prise de décision », raconte un ancien député. Une position longtemps décriée par les membres de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), dont Hichem Snoussi, qui constate qu’ « il n’y a pas de débat ou de vision autour de la liberté d’expression et de son futur ».
L’avenir, nul n’y pense vraiment mais l’une des issues pourrait être pour les médias d’avoir recours au crowdfunding pour accéder à un financement citoyen respectueux de leur ligne éditoriale. Au sein de la société hélas, l’heure n’est pas encore à une prise de conscience générale du rôle des médias comme garde-fous. Mais des voix alternatives s’installent et s’expriment, comme Inkyfada et Nawaat, ainsi que certaines radios associatives ou libres. « La vraie révolution se déroule à présent, elle se décide lors de la tentative de réinstauration », estime un ethnologue qui souligne que « le peuple n’a pas besoin d’un dictateur : il est son propre dictateur ».
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