Mamadou Sinsy Coulibaly : « Au Mali, la corruption fait partie du business plan »
Sécurité, croissance, gouvernance… L’ancien patron des patrons maliens, fondateur du groupe Kledu, ne se montre pas très optimiste quand il analyse la situation de son pays.
L’ACTU VUE PAR – En 2015, son groupe, Kledu, employait 3 000 personnes. Aujourd’hui, il ne compte qu’un peu plus de 500 salariés. Présentes dans les secteurs de l’industrie, des services, de l’agriculture, du tourisme, de l’assurance et de la communication, les entreprises de Mamadou Sinsy Coulibaly, 67 ans, souffrent à l’image du Mali qui connaît depuis plusieurs années une crise sans précédent. Même les autruches de sa ferme ne mangent plus à leur faim en raison de la hausse du prix des céréales.
Libéral convaincu, l’ancien patron des patrons maliens enrage de voir l’économie de son pays se dégrader à mesure que le pouvoir perd le contrôle de la situation. Celui que l’on surnomme « Coulou » ne croit pas que les militaires soient en mesure de garantir plus de sérénité, déplore la corruption et l’absence de perspectives pour la jeunesse. Son éternelle casquette de baseball vissée sur la tête, il revendique une spiritualité économique quand il constate que beaucoup de ses contemporains préfèrent s’en remettre à Dieu. Il est le Grand invité RFI-Jeune Afrique du mois de mai et, comme à son habitude, il n’esquive aucune question.
Jeune Afrique : Que vous inspire la guerre menée par l’armée malienne contre les groupes terroristes ?
Mamadou Sinsy Coulibaly : Énormément d’inquiétude. Quand on est pauvre, on ne fait pas la guerre. Ce n’est pas comme cela que le Mali pourra résoudre ses conflits. Il faut aller vers le dialogue. Un pays qui ne fabrique même pas les chaussettes pour mettre aux pieds de ses soldats… Il faut penser aux 25 millions de Maliens dont certains ne mangent pas tous les jours.
Les racines de cette guerre sont-elles économiques ?
Elles le sont, assurément. On s’entretuait avant même l’arrivée des jihadistes. En fait, cela dure depuis les années 1960.
Est-ce qu’il faut dialoguer avec les terroristes ?
Il faut dialoguer avec tout le monde.
Depuis le début du mois de mars, la frontière entre le Mali et le Niger est à nouveau fermée. Quelles en sont les conséquences pour le pays et vos entreprises ?
J’ai dû fermer les entreprises qui travaillaient dans cette zone parce que les ONG, qui étaient nos clientes, sont parties. Cette situation est très néfaste pour l’économie malienne et pour la population du Nord. Et il n’y aura aucune perspective de réouverture de cette frontière tant que ces choses seront gérées avec amateurisme.
Cela vous incite-t-il à vous intéresser à d’autres pays pour y placer votre argent ?
Ce n’est pas ma nature. D’autres l’ont fait. Moi je préfère toujours investir dans mon pays.
Les autorités maliennes ont décidé de coopérer avec la Guinée et le Burkina Faso, notamment dans le domaine économique. Que pensez-vous de cette idée ?
Je suis pas du tout convaincu. J’attends des actes, pas des paroles. Ce sont les investissements privés qui peuvent faire décoller un pays, pas les politiques publiques qui sont d’abord là pour donner un cadre.
Nous n’avons même pas réussi à créer ce fédéralisme entre le Sud, le Centre et le Nord du Mali
Lors de sa visite à Bamako en février, Apollinaire Kyélem de Tambela, le Premier ministre burkinabè, a évoqué la création d’une fédération. Est-ce qu’une coopération entre trois États n’est pas plus facile à mettre en place que la Zone économique de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) ?
Le Mali et le Burkina Faso se sont fait la guerre et cette plaie est encore ouverte. Je pense que, pour développer notre économie, il faut collaborer avec tout le monde. Le fédéralisme, c’est autre chose. Nous n’avons même pas réussi à créer ce fédéralisme entre le Sud, le Centre et le Nord du Mali. Il a fallu l’intervention de la communauté internationale pour que nous signions un accord de paix qui, aujourd’hui n’est même pas respecté.
De manière concrète, les Guinéens, qui souhaitent développer la coopération avec le Mali, ont entrepris des travaux pour améliorer les tronçons routiers du corridor entre Conakry et Bamako… N’est-ce pas une avancée ?
Est-ce que ce corridor est rentable ou pas ? Personnellement, il ne me convient pas parce que le port de Conakry est petit et que les temps de transit y sont longs. Par ailleurs, la route a beau être courte, elle est difficile. Là où cela devrait prendre trois jours, le transport met une semaine. Cela joue sur les prix de revient.
Je préfère passer par le port de Dakar, qui connaît aussi des difficultés, mais qui est moins cher que celui d’Abidjan. D’ailleurs, c’est par là que transitent 80 % des flux de marchandises qui partent du Mali.
En novembre, vous disiez que l’économie malienne était en déclin. Le FMI est manifestement beaucoup moins pessimiste et met en avant sa capacité de résilience. Il prévoit même 5 % de croissance du PIB cette année. La situation s’est-elle améliorée ?
Je n’utilise pas ce mot de « résilience ». L’économie obéit à des règles simples. Quand vous investissez de l’argent, soit vous en gagnez davantage, soit vous en perdez. Si cela ne marche pas, moi je m’en vais. Oui, les entreprises maliennes ont résisté parce qu’elles maîtrisent l’environnement. Mais 50 % des entreprises industrielles ont fermé.
Le prix du baril de pétrole est revenu au niveau qui prévalait avant la guerre en Ukraine. Est-ce que vous avez vu le coût de l’énergie baisser ?
Non, les prix ne font qu’augmenter. J’ai une entreprise d’injection plastique : j’ai préféré l’arrêter parce que le coût de l’énergie a augmenté de 30 à 40 %.
Vous dressez un tableau très sombre de votre pays. Quelles peuvent être les leviers de croissance du Mali, les ressources minières – or, bauxite, lithium – , par exemple ?
Toutes ces ressources sont exploitées par des entreprises étrangères…
Il y a quelques mois, le gouvernement a créé une compagnie minière publique justement pour répondre à ce problème de répartition des revenus du secteur minier.
Dans aucun pays, on ne voit le secteur public exploiter efficacement les ressources minières. C’est aux privés de le faire et les groupes maliens en ont la capacité s’ils sont soutenus.
Toutes les crises font naître des opportunités. Y-en-a-t-il au Mali actuellement ?
Non, je n’en vois aucune. Nos ressources financières, on préfère les laisser dans les banques. Elles en ont besoin parce que ni le secteur privé, ni le secteur public ne paient leurs dettes. Elles risquent la faillite.
Dans sa dernière communication, le FMI rappelle, malgré son optimisme, qu’il faut améliorer la gouvernance et davantage lutter contre la corruption. C’est l’un de vos combats de toujours. Cela n’a pas changé depuis le coup d’État ?
Au contraire, je crois que c’est pire aujourd’hui. Ce sont des harcèlements fiscaux totalement injustifiés, des demandes de paiement de taxes qui n’existent pas…
Mais il n’y a pas de corruption sans corrupteur…
Oui et le corrupteur, c’est le secteur privé. Cela fait partie du business plan de la majorité de nos investisseurs. Quasiment tous mes concurrents ont recours à la corruption pour faire avancer des dossiers administratifs, pour limiter les tracasseries…
Vous êtes prêt à essuyer des refus ou à perdre des marchés ?
J’essaie de refuser, mais il y a des moments où c’est impossible. Je ne suis pas dans la gestion quotidienne de mes entreprises, je ne sais pas toujours ce qui est fait, mais je suis sûr que, parfois, certains de mes collaborateurs cèdent à ces pratiques. Malheureusement, ce mal fait fuir les investisseurs.
Je ne crois pas que l’organisation de ces élections dans les temps soit possible
Est-ce que le rapprochement de Bamako avec Moscou vous incite à envisager des partenariats avec des entreprises russes, vous qui avez été pendant 20 ans représentant d’Aeroflot en Afrique de l’Ouest ?
Je ne collabore pas avec un pays totalitaire, un pays qui ne reconnaît pas les droits de l’homme, un pays qui ne respecte pas ses citoyens. Mon esprit citoyen ne me permet pas de faire cela. C’est pour cela que je ne travaille pas non plus avec des entreprises chinoises.
Le Mali a une population extrêmement jeune. Cette dynamique démographique est-elle positive ou bien fait-elle peser un poids sur le pays ?
C’est un fardeau, parce que rien n’est prévu pour cela. En plus, avec l’insécurité, les gens se concentrent à Bamako. C’est dans ces conditions qu’on recrute des futurs jihadistes pour 75 000 francs. Il est donc urgent de développer notre économie pour créer des emplois.
La junte prévoit d’organiser des élections en 2024. Vous avez toujours affirmé ne pas vouloir faire de politique. Mais la situation actuelle ne pourrait-elle pas vous faire changer d’avis ?
Déjà, je ne crois pas que l’organisation de ces élections dans les temps soit possible. Il faut de l’argent, du matériel électoral, de la sécurité. D’ici à 2024, réunir toutes ces conditions me paraît exclu. En ce qui concerne ma participation, je suis trop vieux. En revanche, je peux pousser de jeunes candidats qui répondront aux aspirations de la majorité de la population.
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