« Mafia Africa », ou les « cultes » du Nigeria, de l’université à la criminalité
Benin City, Palerme, Marseille… Les groupes criminels nigérians ont réussi à développer leurs trafics en Afrique, mais aussi en Europe. Les journalistes Célia Lebur et Joan Tilouine ont mené l’enquête, parue début mars chez Flammarion.
Il y avait la mafia italienne et ses différentes branches – Camorra, Cosa Nostra, Ndrangheta –, ainsi que les organisations criminelles venues des Balkans (Albanie, Serbie), de Russie ou de Géorgie. Impliquées dans tous les trafics que les États européens tentent de combattre avec plus ou moins de volonté, des moyens parfois limités pour des résultats aléatoires. Depuis quelques années, les pays du Vieux Continent ont appris à connaître une nouvelle forme de mafia : les « cultes » nigérians, très actifs en Italie et en France, en particulier dans les domaines du trafic d’être humains, de la prostitution, de la drogue et de la cybercriminalité.
Tabou au Nigeria
À l’origine, les cultes n’ont rien à voir avec une quelconque organisation criminelle et la violence qui en découle. « Ils ont été créés en 1952, sur les campus de certaines universités du sud du Nigeria, explique Joan Tilouine, auteur, avec Célia Lebur, de l’essai Mafia Africa. C’était une confraternité formée d’étudiants, avec un certain niveau d’éducation, une sorte d’élite intellectuelle.
« Les cultes étaient, et sont toujours, officiellement interdits au Nigeria. Les autorités n’avaient pas vu émerger ce mouvement d’un très bon œil, car elles y voyaient un potentiel contre-pouvoir. Mais elles ont appris à les utiliser pour servir leurs propres intérêts. Cela reste un sujet tabou dans le pays, alors que les cultes ont gagné toutes les couches de la société, même les plus puissantes », assure le journaliste.
Du campus aux rues de Benin City
Aujourd’hui, les « cultistes » ne se recrutent plus guère dans les universités, mais plutôt dans les rues de Benin City, la capitale de l’État d’Edo, située dans le sud du pays. Certains de leurs membres sont des hommes politiques, des businessmen, de hauts fonctionnaires… Et même des stars de l’afropop. « Tous les cultistes ne prônent pas la violence, au contraire. Certains, parmi les intellectuels, tentent de faire vivre la dimension originelle des cultes, mais c’est de plus en plus difficile. »
Deux des principales confraternités cultistes sont originaires de Benin City – Maphite et Black Axe – et nées sur le campus. Célia Lebur et Joan Tilouine ont enquêté dans cette ville assez représentative de ce qu’est le Nigeria, un immense pays perclus d’inégalités. Certains responsables des cultes vivent dans un quartier chic de la ville, pas très loin des zones les plus pauvres, où se recrutent les petites mains. « À Benin City, enquêter a été plus difficile qu’à Marseille ou en Italie. Il fallait trouver des gens qui acceptent de nous parler, de nous accompagner dans des quartiers dangereux, où deux journalistes européens sont facilement repérables », poursuit l’auteur.
Les cultes ont beau être une spécificité purement nigériane – « il n’existe pas de confraternité comparable ailleurs en Afrique », précise le journaliste –, ils ont su proliférer, d’abord sur le continent, notamment dans le golfe de Guinée et en Côte d’Ivoire, ensuite en Europe, et même au Japon et au Brésil, où les cultistes sont parvenus à nouer des relations « professionnelles » avec les yakuzas comme avec les cartels brésiliens. Ils en ont fait autant en Italie, notamment à Palerme, où leurs membres travaillent parfois pour la mafia locale.
À Marseille, une violence décomplexée
Ces organisations mafieuses se caractérisent également par leur violence, qui affecte majoritairement des Nigérians. Les règlements de comptes entre cultes rivaux sont fréquents, et pas seulement dans les bas-fonds de Benin City, quand la nuit tombe. À Marseille aussi, Vikings, Eiye et Black Axe, trois de ces groupes criminels, n’hésitent pas à s’affronter physiquement en pleine rue. Mais, plus grave, ils exercent leur violence sur certains de leurs compatriotes, qu’ils font venir du Nigeria, via le Niger ou la Libye, dans des conditions inhumaines.
Les femmes, obligées de se prostituer sur la route migratoire comme en Europe, sont particulièrement touchées. Marseille est la ville de France où les cultes sont le plus implantés et le plus actifs, et cela, depuis une quinzaine d’années. Les enquêteurs français ont mis plus de temps à réagir que leurs homologues italiens.Certaines Nigérianes, victimes d’actes de violence de la part des cultistes, ont osé briser le silence en se rapprochant des services sociaux, voire en portant plainte, et attiré l’attention de la police et des médias. La cohabitation avec les trafiquants locaux, que les gangs nigérians ne craignent guère, se révèle conflictuelle, même si ces derniers ne semblent pas en mesure de concurrencer les premiers, notamment dans le secteur des stupéfiants.
Pour Joan Tilouine, le phénomène des cultes est appelé à se développer et à prospérer. « Cela ne s’arrêtera pas. Au contraire, notamment avec la route migratoire. Les États européens font ce qu’ils peuvent pour lutter contre ces structures pas toujours bien organisées, dont certains membres sont incontrôlables. Entre chefs, il y a des désaccords sur les méthodes, jugées parfois trop violentes. »
Le Nigeria était surtout connu en Europe pour sa sélection nationale de football, son pétrole, son afropop. Il l’est désormais aussi pour sa mafia.
Mafia Africa, de Célia Lebur et Joan Tilouine, éditions Flammarion, 21 euros, 320 pages.
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