La « palestinisation » du monde à l’ère de la surveillance généralisée
La Palestine est une présence fantomatique dans les couloirs de notre imaginaire, un rappel insidieux du malheur qui nous guette tous. On l’oublie, mais elle ne nous oublie pas.
Le conflit israélo-palestinien. On s’en lasse au bout d’un moment, n’est-ce pas ? On nous en rebat les oreilles depuis des décennies. C’est une guerre ancestrale, religieuse. Une histoire sans fin. Elle est complexe. On n’y comprend pas grand-chose. On ne parviendra jamais, de toute façon, à établir la paix. Il y a d’autres urgences. D’autres priorités. L’économie est en ruines. Le monde est en feu. Et pourtant.
La Palestine est semblable à un fantôme qui a choisi de nous hanter, de déranger notre quiétude. On l’oublie, comme ces remords épuisants qu’on enfouit trop facilement dans les archives poussiéreuses de notre mémoire. Mais elle est une présence fantomatique dans les couloirs de notre imaginaire, un rappel insidieux du malheur qui nous guette tous. On l’oublie, mais elle ne nous oublie pas. Car elle est désormais notre destinée.
« Capitalisme transnational »
Dans un livre important, « War Against the People : Israel, the Palestinians, and Global Pacification » (Pluto Press), l’anthropologue israélien Jeff Halper met en lumière l’impunité dont jouit Israël, un pays qui pratique aujourd’hui ouvertement l’apartheid (1) et qui soumet les Palestiniens à des atrocités quotidiennes. Est-ce dû à la culpabilité occidentale, liée à l’Holocauste ? Ou à la puissance du lobby sioniste, tel que l’Aipac (2), qui pèse de tout son poids sur la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient ? Ou tout simplement à de l’indifférence ?
L’hypothèse, très convaincante, de l’universitaire, étayée par des faits, est que de nombreux pays accordent leur soutien inconditionnel à Israël parce que ce pays est aujourd’hui au cœur de l’industrie de la « pacification mondiale », c’est-à-dire l’utilisation des technologies de la surveillance et de la force militaire pour exercer un contrôle sur les populations afin de perpétuer le « capitalisme transnational ». Il note qu’ « Israël entretient des relations diplomatiques avec 157 pays, et pratiquement tous les accords et protocoles qu’Israël a signés avec eux contiennent des composantes militaires et de sécurité » (3).
L’occupation des terres palestiniennes est ainsi loin d’être un problème car « l’Occupation représente une ressource pour Israël à deux égards : économiquement, elle fournit un terrain d’essai pour le développement d’armes, de systèmes de sécurité, de modèles de contrôle de la population et de tactiques sans lesquels Israël ne pourrait pas rivaliser sur les marchés internationaux de l’armement et de la sécurité. Mais tout aussi important, le fait d’être une grande puissance militaire servant d’autres militaires et services de sécurité dans le monde entier confère à Israël un statut international parmi les hégémonies mondiales qu’il n’aurait pas autrement. » (4)
Israël n’a donc aucun intérêt à trouver une solution au problème palestinien. Au contraire, il doit veiller à ce qu’il perdure. Il en va de sa survie.
« Guerres de sécurisation »
Le capitalisme mondial, sous le poids de ses contradictions et de ses excès, est en train d’imploser. Les inégalités entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien ne cessent de croître. Les peuples ont soif et faim, ils crient, ils hurlent, ils sont révoltés, ils exigent des alternatives, ils réclament un monde différent. Face à cette montée des revendications qui ébranlent les fondements de leur pouvoir, les classes dirigeantes ont recours à des « guerres de sécurisation » (securocratic warfare). Tous les moyens sont bons pour pouvoir maîtriser les velléités révolutionnaires des contestataires. Et Israël fournit les outils indispensables à cette lutte menée par les structures oligarchiques contre « les damnés de la terre », pour reprendre les mots de Fanon.
Ce sont des équipements technologiques hyper sophistiqués (drones d’espionnage, satellites, robots, missiles, l’exemple le plus connu étant le logiciel espion Pegasus, qui a été utilisé par plus de vingt pays contre des journalistes, activistes des droits humains, leaders religieux, etc.), mais aussi des méthodes avérées, un « Matrix of control » (« il s’agit d’une série de mécanismes imbriqués, dont seulement quelques-uns nécessitent une occupation physique du territoire, qui permettent à Israël de contrôler tous les aspects de la vie palestinienne dans les territoires occupés » (4), qui permet, selon Halper, de réaliser le fantasme des structures de domination qui est de « pouvoir exercer un contrôle biopolitique total » (5).
Selon le journaliste Jonathan Cook, « si cet avenir dystopique continue de se déployer, New York, Londres, Berlin et Paris ressembleront de plus en plus à Naplouse, Hébron, Jérusalem-Est et Gaza. Et nous finirons tous par comprendre ce que signifie vivre dans un État de surveillance engagé dans une cyberguerre contre ceux sur lesquels il règne » (6).
D’où la palestinisation du monde. Le corps palestinien est dans un sens devenu un corps universel. Ce corps qu’on surveille, qu’on épie, qu’on dompte, qu’on enferme, qu’on disloque, qu’on manipule, ce corps dont l’altérité est nécessairement subversive, ce corps qui est une menace, ce corps qui rend impossible le projet colonial, la subjugation économique, ce corps palestinien est le nôtre. Le projet de domination est quasi universel. Ce n’est qu’une question de degrés. Peu importe où vous habitez. Les logiques sont les mêmes. À chaque fois que le souffle d’un Palestinien s’éteint, c’est le souffle du monde, de notre monde qui s’éteint.
N’oublions cependant pas que les fantômes ne meurent jamais.
(1) : Voir notamment les rapports de Human Rights Watch
(2) : The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy, John J. Mearsheimer, Stephen M. Walt (Farrar, Straus and Giroux, 2008)
(3) : Idem, p. 3
(4) : The 94 Percent Solution, A Matrix of Control, Jeff Halper, in Middle East Report 216 (2000)
(5) : The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy, p. 143
(6) : Comment la technologie d’espionnage israélienne pénètre au plus profond de nos vie, Jonathan Cook, in Middle East Eye
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