Ousmane Sonko contre Adji Sarr : de l’effervescence populaire à l’inertie judiciaire
En mars 2021, alors que les partisans d’Ousmane Sonko redoutent son placement en détention provisoire, des émeutes éclatent à travers le Sénégal. Mais pendant plusieurs mois, la justice fera du surplace.
Sénégal : Ousmane Sonko contre Adji Sarr, chronique d’une affaire hors normes
Depuis 2021, cette saga politico-judiciaire agite le Sénégal. À l’occasion de l’ouverture du procès pour viols de l’opposant, Jeune Afrique retrace le déroulé de l’affaire.
OUSMANE SONKO ET LE PROCÈS DE LA DERNIÈRE CHANCE (2/3) – Au Sénégal, les esprits ont commencé à s’échauffer avant même la levée de l’immunité parlementaire d’Ousmane Sonko. Dès la mi-février, des cadres de Pastef et les leaders de plusieurs mouvements de la société civile ont fait l’objet d’interpellations et de placements en garde à vue, parfois sous contrôle judiciaire, voire sous mandat de dépôt.
Le 3 mars 2021, les choses s’enveniment. Convoqué par le doyen des juges du tribunal de Dakar, Ousmane Sonko quitte au ralenti son domicile de la cité Keur Gorgui. Une procession de sympathisants s’est formée autour de son véhicule et celui-ci avance au pas vers l’entrée du quartier du Plateau, où se trouve le Palais de justice.
« Pas d’abdication »
La veille, plusieurs proches et personnalités de la société civile se sont succédé auprès de l’opposant pour le dissuader de boycotter la convocation de la justice : son marabout, Serigne Abdou Mbacké, l’ancien directeur régional d’Amnesty International, Alioune Tine, mais aussi ses avocats. Malgré sa défiance envers la justice, Ousmane Sonko finit par se ranger à leurs arguments. « Nous irons répondre et écouter le juge. Mais ce n’est pas une abdication et nous n’accepterons aucune injustice », prévient-il.
Ce mercredi 3 mars, le cortège d’Ousmane Sonko avance trop lentement au goût du magistrat instructeur, qui l’attend dans son cabinet. Les forces de l’ordre sont donc envoyées à sa rencontre pour accélérer la cadence. Interpelé sur le trajet, le président de Pastef est emmené manu militari. Il demeurera pendant cinq jours dans la « cave » du palais de justice, avant d’être enfin entendu, le 8 mars dans la matinée.
Dehors, la crainte de voir l’opposant placé sous mandat de dépôt s’est aussitôt répandue, telle une traînée de poudre. Et les réactions de ses partisans deviennent très vite incontrôlables. Dakar sombre dans des scènes d’émeutes que la capitale n’avait plus connues depuis la période pré-électorale du début de 2012, en réaction à la troisième candidature d’Abdoulaye Wade.
Une capitale champ de bataille
Détruisant de nombreux biens et commerces (en particulier français), allant jusqu’à incendier le domicile de l’avocat El Hadj Diouf, devenu le conseil d’Adji Sarr, ou à s’en prendre aux locaux du quotidien d’État, Le Soleil, et du Groupe Futurs Médias, jugé trop proche du pouvoir, des milliers de Sénégalais en colère ont investi la rue et font face à des forces de l’ordre décidées à ramener le calme coûte que coûte. Des nervis à la solde du pouvoir épaulent gendarmes et policiers, tandis que les grenades assourdissantes ou lacrymogènes volent dans les artères quasi désertes d’une capitale devenue champ de bataille.
Vendredi 5 mars dans la soirée, le ministre de l’Intérieur, Antoine Félix Abdoulaye Diome, intervient en direct sur les chaînes de télévision. Il accuse Ousmane Sonko d’être le principal responsable de ces débordements après avoir « lancé des appels à la violence » et à « l’insurrection ». « Des conspirations et des actes de terrorisme qui relèvent du grand banditisme sont organisés », estime-t-il, tout en lançant un appel « au calme, à la sérénité et à l’apaisement ». La veille, les chaînes de télévision Walf TV et Sen TV, qui diffusent en boucle les images des violences, ont été suspendues provisoirement par le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA).
La situation dégénère au point que le secrétaire général de l’ONU en personne, António Guterres, se dit « très préoccupé » et appelle « à éviter une escalade ». Des organisations de la société civile comme Amnesty International ou Reporters sans frontières expriment, elles aussi, leur inquiétude.
À lui seul, le bilan de ces journées d’émeutes témoigne de leur intensité. À travers le pays, quatorze personnes y perdront la vie. La plupart d’entre elles sont âgées d’une vingtaine d’années. Certaines familles confieront avoir été dissuadées par un émissaire du pouvoir de se tourner vers la justice. Celui-ci leur aurait demandé de ne pas porter plainte et leur aurait parfois offert de financer les obsèques de leur proche, ou encore la rénovation du domicile familial. La famille du jeune Cheikh Wade, tué par balles le 8 mars lors d’une manifestation, finira toutefois par porter plainte. Mais aujourd’hui, l’instruction est au point mort.
Contrôle judiciaire
Lundi 8 mars 2021, le climat s’apaise enfin. Après cinq jours au secret, Ousmane Sonko est présenté au doyen des juges d’instruction, Samba Sall, pour une première comparution. Inculpé de viols, qu’il aurait commis sous la menace d’une arme – Adji Sarr affirme en effet qu’il portait sur lui deux pistolets lorsqu’il venait au salon –, il ressort libre, bien que soumis à diverses obligations. Placé sous contrôle judiciaire, il devra pointer une fois par mois au tribunal et ne pourra quitter le pays qu’avec l’accord du juge d’instruction, qui conserve son passeport. Il lui est par ailleurs interdit de s’exprimer publiquement sur l’affaire.
Avec le soutien de la communauté mouride, le pouvoir parvient à faire annuler in extremis une manifestation de l’opposition prévue le 13 mars 2021. Une semaine plus tard, le visage fermé, la tête revêtue d’un voile noir, Adji Sarr s’exprime publiquement, pour la première fois, face à la caméra de plusieurs médias. « Ousmane Sonko a gagné », estime la jeune femme, qui revient en détail sur les faits dont elle l’accuse. « S’il dit qu’il n’a jamais eu de rapport avec moi, s’il met sa main sur le Coran, je suis prête à retirer ma plainte et à en assumer les conséquences. Mais il faut que la vérité éclate. »
Une fois le spectre de la détention provisoire écarté et la température redescendue à travers le pays, on aurait pu s’attendre à ce que cette instruction sensible soit traitée avec une certaine célérité. C’est pourtant tout le contraire qui se produira.
De rares témoins
Malgré le nombre réduit de protagonistes susceptibles d’apporter un éclairage quant aux faits, qui se seraient déroulés dans l’enceinte de l’institut Sweet Beauté entre les mois de novembre 2020 et de février 2021 – une demi-douzaine de témoins directs et presque autant de témoins de contexte –, l’instruction fait du surplace.
Au début du mois d’octobre 2021, les avocats d’Ousmane Sonko adressent une salve de requêtes au juge d’instruction en charge de l’affaire. Ils demandent la copie du dossier, dont ils ne disposent toujours pas, l’audition de leur client sur le fond et la levée de son contrôle judiciaire. « Depuis sa première comparution, Ousmane Sonko n’a plus été convoqué par le juge, s’indigne alors El Malick Ndiaye, de Pastef. Or nous ne voulons pas attendre la tenue des élections [locales] pour qu’il soit entendu sur le fond du dossier. Nous espérons qu’il bénéficiera d’un non-lieu avant cette échéance. »
La partie adverse déplore, elle aussi, les lenteurs de la procédure et ses répercussions problématiques sur la victime présumée. « Adji Sarr n’ose même plus se rendre au marché et elle reçoit des menaces émanant de militants pro-Sonko, indique à JA l’avocat El Hadj Diouf. Moi-même, j’ai eu ma maison brûlée, en mars, durant les émeutes. Personne n’est plus pressé qu’Adji Sarr de voir cette affaire déboucher sur un procès. »
Au cœur de ces lenteurs, d’après nos différents interlocuteurs, la situation chaotique entraînée par le décès, en avril 2021, du doyen des juges d’instruction du tribunal régional hors-classe de Dakar, Samba Sall. Celui-ci avait hérité du dossier après que le juge désigné pour instruire l’affaire, Mamadou Seck, a préféré se déporter en raison des origines casamançaises de son épouse – la Casamance est le bastion électoral d’Ousmane Sonko, qui y a grandi.
L’instruction piétine
Depuis plusieurs mois, l’intérim du juge Samba Sall, qui n’a pas été officiellement remplacé, est donc assuré par Abdoulaye Thioune. Mais celui-ci, à en croire les deux parties, garde le pied sur le frein. « Cela nous pénalise de ne pas avoir un juge titulaire sur ce dossier, s’emporte Me Diouf. Jusque-là, Adji Sarr a été entendue sur le fond, mais pas Ousmane Sonko. Et aucune confrontation entre eux n’a encore pu avoir lieu. »
« Nous ne craignons pas le procès, mais nous demandons à la justice d’apporter des réponses rapides à nos revendications, affirme quant à lui Me Bamba Cissé pour le compte de l’opposant. S’ils prétendent disposer d’un dossier d’accusation solide, qu’ils accélèrent et aillent jusqu’au jugement ! »
Dans le même temps, toujours soumis à un contrôle judiciaire qui le contraint à pointer chaque mois au tribunal, Ousmane Sonko est entravé dans son activité politique, empêché de quitter momentanément le Sénégal sans la permission du juge. L’affaire continue néanmoins de marquer les esprits à mesure que sont disséminés dans les médias des révélations plus ou moins fiables sur les à-côtés de l’affaire, et en particulier sur de mystérieux enregistrements clandestins – difficilement authentifiables – où certains protagonistes directs ou indirects tenteraient de faire pencher la balance en faveur de la défense ou de l’accusation.
D’un bout à l’autre du pays, autour du thé à la menthe ou du thiéboudiène, dans les maquis ou les taxis, chacun s’improvise magistrat et livre prématurément son verdict sur le fond du dossier, clément ou accablant envers Ousmane Sonko. Le clivage qui divise l’opinion autour du cas Adji Sarr n’est pas sans rappeler le diptyque du dessinateur français Caran d’Ache, à la fin du XIXe siècle, à propos de la tristement célèbre affaire Dreyfus. Dans le premier dessin, une famille attablée devise paisiblement, tout en s’apprêtant à dîner. En légende : « Surtout, ne parlons pas de l’affaire Dreyfus ! » Dans le second, la dizaine de convives, en furie, s’invectivent et s’écharpent autour d’une table dévastée. En légende : « Ils en ont parlé. »
Ma vie, si on peut appeler ça une vie, se limite à aller et venir entre ma chambre et mon salon
En janvier puis fin février 2022, Jeune Afrique parvient enfin à rencontrer Adji Sarr au terme de patientes tractations avec un membre de son entourage. La jeune femme revient alors longuement sur la victoire récente d’Ousmane Sonko aux élections locales. Le 23 janvier, l’opposant a en effet remporté la mairie de Ziguinchor, en Casamance, démontrant ainsi que les graves soupçons qui pèsent sur lui n’ont en rien entamé sa cote de popularité. « J’ai pleuré toute la nuit en apprenant qu’il avait gagné », confie la jeune femme, inquiète à l’idée qu’il puisse prendre ses quartiers au palais présidentiel en 2024.
Telle une moniale ayant opté pour la vie contemplative, Adji Sarr vit cloîtrée dans un appartement dakarois, d’où elle ne sort quasiment jamais. « Ma vie, si on peut appeler ça une vie, se limite à cet appartement, à aller et venir entre ma chambre et mon salon, indique-t-elle à JA. Je ne peux pas sortir, je ne peux pas me mettre à la fenêtre de peur qu’on me voie. » En permanence, trois policiers de la Brigade d’intervention polyvalente (BIP) veillent sur elle, filtrant l’accès à son repaire provisoire.
Un an après le dépôt de sa plainte, la jeune femme décide toutefois de changer de stratégie de communication. Après s’être exprimée dans certains médias sénégalais au début de l’affaire, Adji Sarr vise désormais la presse internationale. Épaulée par un membre de son entourage, c’est elle-même qui fournit aux trois médias qui parviennent alors à la rencontrer – Jeune Afrique, RFI et Le Monde – des portraits d’elle récemment réalisés par un photographe professionnel. Oublié le voile noir qui couvrait ses cheveux un an plus tôt, accentuant la tonalité austère de son visage. Désormais, c’est une Adji Sarr maquillée et rayonnante, arborant fièrement une coupe à la fois féminine et moderne, qui pose, telle une mannequin, devant l’objectif.
Feu croisé médiatique
Interrogé par Jeune Afrique sur ce shooting photo inattendu, qui expose sans fard le nouveau visage de sa cliente – laquelle assure pourtant vivre traquée et craindre pour sa vie –, Me El Hadj Diouf botte en touche : « Je ne suis pas son conseiller en communication. » Quant à Adji Sarr, qui gère manifestement ses sorties médiatiques en électron libre, elle martèle ce leitmotiv : « Je vis enfermée depuis plus d’un an. Cette situation ne peut pas durer. Si Ousmane Sonko est réellement victime d’un complot, comme il le dit, il n’a qu’à mobiliser l’ensemble de ses militants pour qu’ils réclament la tenue du procès. »
Face à ce feu croisé médiatique, Ousmane Sonko et ses proches décident rapidement de ne plus répondre aux sollicitations de la presse internationale et de déplacer le débat sur le terrain du complot et de l’intimidation. « Cette interview est une pilule qui ne passe toujours pas », confiera à JA un membre du premier cercle de l’opposant plus d’un an après sa sortie.
Peu après le premier anniversaire de l’inculpation d’Ousmane Sonko, la justice dakaroise semble enfin sortir d’une longue léthargie. Le 22 mars 2022, la propriétaire du salon de massage où les viols supposés auraient eu lieu, Ndèye Khady Ndiaye (elle-même inculpée pour « incitation à la débauche, publication d’images contraires aux bonnes mœurs et complicité de viol » et placée sous contrôle judiciaire) est convoquée par le juge d’instruction, ce qui laisse à penser que les rares témoins concernés par l’affaire vont enfin pouvoir livrer leur version des faits, préalable nécessaire aux auditions tant attendues d’Ousmane Sonko et d’Adji Sarr.
Le 14 avril, cette dernière est confrontée à Ndèye Khady Ndiaye. Puis l’affaire retourne dans un angle mort. Il faudra en effet attendre le 3 novembre 2022 pour qu’Ousmane Sonko soit enfin auditionné à son tour sur le fond du dossier par le juge Oumar Maham Diallo, qui en a hérité. « Nous sommes entrés sereins et sommes ressortis réconfortés », indique à JA l’un de ses avocats, Joseph Étienne Ndione, au sortir de cette audition de trois heures, évoquant un dossier « squelettique, d’une vacuité déconcertante ».
Le maire de Ziguinchor s’abstient toutefois d’apporter son entier concours à la justice. Il refuse ainsi de se prêter au test ADN proposé par le juge. « Il a dit que jamais il ne donnerait une goutte de son sang pour des tests à des comploteurs », précise Me Ndione. Ousmane Sonko refuse par ailleurs de répondre aux questions du procureur général, représenté par son premier substitut.
Le président de Pastef n’en démord pas. Dans ce dossier, selon lui, la justice serait aux ordres du pouvoir et n’aurait qu’un objectif : instrumentaliser une accusation de viols imaginaire afin d’écarter définitivement la menace politique qu’il représente.
Tous les articles de notre série
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Sénégal : Ousmane Sonko contre Adji Sarr, chronique d’une affaire hors normes
Depuis 2021, cette saga politico-judiciaire agite le Sénégal. À l’occasion de l’ouverture du procès pour viols de l’opposant, Jeune Afrique retrace le déroulé de l’affaire.
Les plus lus – Politique
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?
- Législatives au Sénégal : Pastef donné vainqueur
- Au Bénin, arrestation de l’ancien directeur de la police
- L’Algérie doit-elle avoir peur de Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État améric...
- Mali : les soutiens de la junte ripostent après les propos incendiaires de Choguel...