Carlos Martens Bilongo : « C’est cela être Noir français. Personne ne respecte notre présomption d’innocence »
Le député de La France insoumise s’est retrouvé sous les feux des projecteurs après les propos racistes d’un élu du Rassemblement national. Il revient pour Jeune Afrique sur sa réussite, son parcours semé d’embûches, et l’ouverture récente d’une enquête contre lui pour blanchiment de fraude fiscale.
Sa première prise de parole au sein de l’hémicycle de l’Assemblée nationale avait créé un incident dont il se serait bien passé. Député du Val-d’Oise depuis tout juste cinq mois, Carlos Martens Bilongo posait une question au gouvernement, le 3 novembre 2022, lorsqu’il fut interrompu par un retentissant « Retourne en Afrique » venu des rangs du Rassemblement national. Une gifle pour ce Français né en France de parents congolais protestants, en partie élevé par des prêtres catholiques belges – il doit ses deux prénoms à l’un d’entre eux, le père Carlos Martens, décédé peu avant sa naissance –, et qui n’aspirait qu’à jouer pleinement son rôle d’élu de la nation.
Alors qu’il s’était jusqu’ici très peu exprimé dans les médias, Carlos Martens Bilongo publie ce 11 mai Noir Français (éditions Philippe Rey), un livre dans lequel il revient sur l’incident, mais pas seulement. Le député de 32 ans, l’un des plus jeunes et l’un des rares Noirs élus métropolitains, dévoile son parcours, de Villiers-le-Bel à la place 604 du Palais-Bourbon, qu’il occupe après avoir mis fin aux quinze années de présence à l’Assemblée de François Pupponi, baron socialiste devenu macroniste.
Celui qui ne veut pas être un symbole, mais accepte volontiers d’être un modèle, affiche un style loin du cynisme galvanisant des élites, fondé sur sa proximité revendiquée avec les habitants de sa circonscription. Dans son livre, qui a tout du manuel de développement personnel, Carlos Martens Bilongo dévoile également ses failles : une enfance de bègue profond atteint de strabisme, un père violent, une mère-courage souvent battue et dont la disparition l’a ébranlé. Au bout du compte, un livre qui transcende les blessures, raconte les luttes et les embûches, les nécessaires stratégies de survie et l’intelligence de terrain… Pour dire que rien, finalement, n’est impossible.
Jeune Afrique : La parution de votre livre, Noir Français, ce 11 mai, coïncide avec l’annonce de l’ouverture d’une enquête à votre encontre pour blanchiment de fraude fiscale…
Carlos Martens Bilongo : C’est exactement cela être Noir français. Des embûches sur la route. Personne ne respecte notre présomption d’innocence. Le parquet en informe d’abord les médias. Mes avocats vont se pencher sur le dossier. Mais comme je l’ai souligné dans mon communiqué de presse, je n’ai jamais eu de contrôle fiscal, ni à titre personnel ni pour mes sociétés. Je n’ai jamais ouvert de compte bancaire à l’étranger et il n’en existe aucun pour mes sociétés, selon mon expert-comptable. J’ai juste un compte « Revolut » via une application sur mon téléphone qui présente un solde de 106 euros, la dernière transaction datant de mai 2022. Il est tout de même curieux que l’enquête débute au moment où paraît mon livre.
Dès les premières pages, vous revenez assez longuement sur l’incident de novembre 2022 qui vous a opposé au député de Gironde, Grégoire de Fournas, et vous a fait connaître du grand public. Vous affirmez notamment avoir été choqué par la défense du mis en cause, consistant à laisser croire que ses propos ne vous étaient pas destinés.
Je l’ai vécue comme une insulte, cette stratégie de défense. Parce que j’ai bien entendu ce « Retourne en Afrique » raciste, et je ne suis pas le seul à l’avoir entendu.
Le traitement que les médias ont fait de cette affaire vous a également surpris et heurté, écrivez-vous. Pourquoi ?
Hormis sur les plateaux de Cyril Hanouna, je n’ai été invité nulle part, alors que Grégoire de Fournas et ses camarades du Rassemblement national ont eu le loisir de s’exprimer et de s’expliquer longuement sur toutes les chaînes de télévision. Pis, des amis journalistes dans un média du groupe Bolloré m’ont assuré avoir reçu pour instruction de me dénigrer, en raison sans doute de l’attention internationale portée à ma personne. Selon ces journalistes, des fiches indiquaient clairement : « Il faut descendre ce monsieur ».
Vous révélez également que des Africains non plus n’ont pas été tendres avec vous. Pour avoir déclaré que vous ne connaissiez pas l’Afrique, vous avez été accusé de nier votre africanité. Le comprenez-vous ?
Bien sûr, je le comprends. Même s’il reste vrai que je n’ai été sur le continent que deux fois et que je ne le connais pas suffisamment, j’ai d’abord fait, chez Cyril Hanouna, une réponse politique à un député aux yeux de qui je n’étais pas assez français en raison de ma couleur de peau.
Nombre d’Africains sur le continent ont compris ma démarche et l’ont soutenue. Les critiques sont venues surtout de la diaspora. Mais ceux qui me donnent des leçons d’africanité doivent le savoir, les rares fois où j’ai été en Afrique, c’était dans le cadre de missions humanitaires, pas pour faire la fiesta. Je suis député français élu en France.
Je regrette simplement que tout le monde – diaspora africaine comprise – ait oublié que j’avais pris la parole pour défendre les 234 personnes en danger de mort sur un navire humanitaire, l’Ocean Viking, rejeté depuis 13 jours par l’Italie et Malte, et que la France finira par accueillir après bien des hésitations. Il s’agissait aussi de dénoncer le non-respect du droit de la mer par ces deux pays.
J’ai visité ce navire par la suite à Marseille et j’ai discuté avec les skippers. C’est un bateau-monde : les gens viennent de partout, et pas principalement d’Afrique. Il y a des conflits, des maladies, des femmes violées qui découvrent qu’elles sont enceintes et qui ont besoin d’un suivi psychologique. On a oublié tout ça. Pendant tout cet épisode au Palais-Bourbon, la sémantique a pris le dessus sur la réalité des vies humaines. Il y a un problème.
Que sont-ils devenus, ces migrants ? Comment résoudre la question de la crise migratoire ?
Le bateau a été accueilli dans la précipitation à Toulon, les occupants ont été orientés vers des centres d’accueil. Beaucoup se sont enfuis. Il y a eu un mauvais suivi, parce que le droit de la mer n’a pas été respecté.
Les crises migratoires sont appelées à se répéter. Je suis rapporteur de la Cop 27 et de la Cop 28. Le dérèglement climatique va se poursuivre, tout comme les écocides, le rapport du Giec l’indique clairement. Il y aura donc toujours des déplacés climatiques. D’ici à 2030, ils seront 2 millions. Il faut non seulement leur préparer un accueil décent – ériger un mur dans les mers ne les arrêtera pas –, mais il faut aussi trouver des solutions au problème du dérèglement climatique.
Les pays occidentaux hésitent à organiser cet accueil en invoquant un risque d’« appel d’air ».
La majorité des jeunes Africains veulent rester chez eux. Ceux que j’ai rencontrés en RDC m’ont dit vouloir être députés dans leur pays. Il faut donc que ces jeunes aient des perspectives. Malheureusement, leurs États sont parfois entravés économiquement par des accords noués avec des pays occidentaux. La France doit faire le point avec les acteurs économiques établis en Afrique. Qu’est-ce qu’ils y font ? Créent-ils de l’emploi ? Rémunèrent-ils décemment leurs salariés ? Si les multinationales françaises ne laissent pas aux Africains la possibilité d’évoluer, comment s’étonner qu’ils essaient d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte ? Les multinationales occidentales qui exploitent le continent doivent cesser leurs manœuvres.
Vous vous êtes récemment rendu en Afrique, où vous avez pris la mesure d’un certain sentiment anti-français. Comment expliquez-vous qu’il soit plus exacerbé sous Emmanuel Macron ?
Il ne maîtrise pas. Ce n’est pas un élu local, il ne l’a jamais été. Il n’a pas fait de géopolitique. C’est un financier. Vous imaginez : devenir président en cinq ans sans avoir jamais fait de politique ?
En France, une nouvelle journée de mobilisation contre la réforme des retraites est prévue le 6 juin. Ça sert encore à quelque chose ?
Bien sûr. Cette journée vise à maintenir la pression avant le 8 juin, jour du débat à l’Assemblée nationale autour de l’abrogation de la réforme. Ça sert encore à quelque chose parce que nous sommes dans un pays révolutionnaire. Il suffit de revoir les images du couronnement de Charles III pour se rendre compte de la différence entre la France et les monarchies. En 1995, la loi proposée par le gouvernement Juppé avait été votée, promulguée et validée par le Conseil constitutionnel, puis finalement retirée. Le gouvernement actuel essaie de trouver une sortie de crise en faisant diversion avec un calendrier parlementaire qui change tous les quinze jours, et grâce à des artifices comme l’examen d’un nouveau projet de loi sur l’immigration.
Votre formation politique s’y oppose déjà.
Parce qu’elle sait ce que contient ce projet de loi qui, s’il était adopté, déboucherait sur une énième loi sur l’immigration – la 23e pour être précis –, c’est beaucoup trop. L’objectif du gouvernement est de distribuer à tour de bras des OQTF [Obligation de quitter le territoire français] et d’accélérer les expulsions de sans-papiers, mais aussi de réunir les quotas d’immigrés utiles aux métiers en tension. Il y aura des cartes de séjour express valables un an et rattachées à l’un de ces métiers.
La question est : que fera-t-on de ces personnes une fois que les besoins dans ces filières d’activité auront été comblés ? Les renverra-t-on chez elles si, entre temps, elles ont décidé de fonder une famille ?
Peut-on reprocher à un gouvernement d’essayer de trouver des solutions à la pénurie de main d’œuvre dans différents secteurs d’activité, d’essayer d’en finir avec les déserts médicaux, par exemple ? Que préconisez-vous ?
D’abord de régulariser les nombreux travailleurs sans-papiers présents sur le territoire. La France a besoin de main d’œuvre. On prévoit qu’il y aura bientôt 1,7 actifs pour 3 retraités. Est-il raisonnable d’ignorer la main d’œuvre déjà présente pour se tourner vers l’extérieur ? Je ne pense pas. Et puis, parmi les personnes en situation régulière exerçant des métiers pénibles, figurent de nombreux Africains. Cuisiniers, éboueurs, femmes de ménage, ils sont arrivés en France à l’âge de 30-35 ans. On leur demande d’effectuer 43 annuités. Pour aller à la retraire à 73-78 ans ?
Vous portez un jugement assez sévère sur l’opération Wuambushu menée par les autorités françaises à Mayotte, le 101e département français, pour déloger des bidonvilles des sans-papiers en grande majorité venus des Comores voisines.
En sa qualité de 101e département français, Mayotte est a priori la mieux lotie de l’archipel. Il est donc normal que les Comoriens se sentent attirés. De plus, c’est le même peuple. J’aurais personnellement le plus grand mal à distinguer un Comorien d’un Mahorais. Il faut voir quels leviers actionner pour que les Comoriens s’épanouissent chez eux. Ce qui devrait nous poser problème, c’est qu’ils n’y parviennent pas. Il faudrait réexaminer les accords qui avaient été passés et aider les îles limitrophes de Mayotte à se développer.
Votre première famille politique aura été le Parti socialiste. Pourquoi avoir rejoint La France insoumise ? Pour échapper à un statut d’éternel colleur d’affiches ?
Je me suis intéressé au Parti socialiste pour faire comme mes parents. Je les ai suivis les yeux fermés. J’en suis revenu après le mandat de François Hollande, qui aura été une grosse déception, entre déchéance de nationalité et soutien à la finance qu’il était censé combattre ; il s’en est tenu aux discours, il s’est dégonflé. Quant au statut d’éternel colleur d’affiches que l’ancien PS réservait aux Africains issus de l’immigration, cela a été une réalité. Des amis socialistes le reconnaissent en privé; maintenant les choses ont changé et j’en suis satisfait.
LFI n’offre pas ou ne sert pas des opportunités sur un plateau. Elle permet en revanche d’émerger par la base grâce à l’action. La base est universaliste. Les sections et autres sous-sections de partis entravent tandis que les groupes d’action vous libèrent. Pour ce qui me concerne, c’est vraiment par l’action militante que j’y suis arrivé. J’ai commencé par l’associatif et c’est sur cette base que j’ai construit ma crédibilité locale.
Comme je l’explique dans mon livre, l’associatif et le politique sont deux mondes parallèles dont les intérêts divergent souvent, l’action du premier étant entravée par celle du second. C’est parce que je ne supportais plus les restrictions imposées à mon action associative que j’ai décidé d’entrer dans l’arène politique. Et c’est par mon action militante que j’ai créé la bascule.
Beaucoup n’y ont pas cru, lorsque vous avez annoncé vouloir vous porter candidat à la députation…
En 2014, aux élections municipales de Villiers-le-Bel et en 2020, à celles des régionales en Ile-de-France, j’étais au second plan sur les listes. Mais j’étais si impliqué que certains, notamment mes sœurs, m’ont encouragé à être tête de liste lors des scrutins à venir. D’autres ont estimé que je n’avais pas le bon profil, que c’était perdu d’avance, que même les Noirs ne voteraient pas pour moi. Mais je connaissais mon territoire mieux que personne. Je l’avais écumé, parcouru de long en large ; j’avais discuté avec des jeunes et des moins jeunes. Pour représenter les Français, il faut les connaître, et pas seulement à travers des graphiques. J’avais fait le calcul : si je mets les gens en mouvement, si on est 100 en simultané sur le terrain, ça va le faire.
La politique n’en est pas moins violente. Vous y étiez préparé, vos proches, sans doute un peu moins.
On pense toujours qu’on est préparé, mais en réalité, non. C’est violent, en particulier quand on est issu d’une minorité, quand on affiche des idées un peu différentes ou quand on n’a pas été à l’ENA. On n’a pas les mêmes codes que les autres. Il y a eu des insultes, des menaces, des intimidations… Mais l’importance des enjeux et des sujets à défendre est tel qu’on ne peut se laisser gagner par le dégoût.
Certains de vos détracteurs vous accusent, sur les réseaux sociaux, d’avoir des accointances avec l’islam radical. Dans le livre, vous leur rétorquez que le risque de rupture n’est pas religieux, mais social et politique. Qu’entendez-vous par là ?
« Ils sont radicalisés, ils sont entre eux » : c’est ce qui est parfois injustement dit des habitants des quartiers populaires. Or ces personnes n’ont pas forcément de rapport crispé à leur religion ou à celles des autres. Elles restent entre elles socialement : paupérisées, ghettoïsées, délaissées par les politiques, elles n’ont pas d’autre solution que cet entre-soi, peu importe leur religion. Ce qui les réunit, c’est la pauvreté.
Vous avez fait votre entrée à l’Assemblée nationale en même temps que 88 députés du Rassemblement national. Votre victoire a un goût amer, non ?
Non, pas du tout. J’ai battu à plate couture un député expérimenté et bien implanté dans la circonscription. Le Rassemblement national était présent au second tour face à la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) dans plusieurs circonscriptions. Des gens de gauche, prétendument républicains, ont refusé de leur barrer la voie. Résultat, 88 députés RN siègent à l’Assemblée. Il est vrai que ce vote en faveur du RN a été aussi accentué par la montée de la précarité, notamment dans les régions ayant enregistré des fermetures d’usines.
Le RN est là pour longtemps maintenant.
Imaginez cette Ve république, qui déjà réprime si durement les manifestations, gouvernée par Marine Le Pen : vous verriez des choses impensables. Non, ils ne passeront pas, c’est mon combat. S’il le fallait, je donnerais ma vie pour que cela n’arrive pas.
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