Au Tchad, un changement d’exécutif est-il envisageable à l’issue de la transition ?
La plupart des rébellions qui ont secoué le Tchad ces trente dernières années sont venues du Soudan voisin. Moralité, selon l’ex-ministre centrafricain Adrien Poussou : aucun chef d’État, même élu au suffrage universel, ne saurait diriger le pays sans avoir les faveurs de l’armée.
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Adrien Poussou
Ancien ministre centrafricain de la Communication et expert en géopolitique.
Publié le 20 mai 2023 Lecture : 5 minutes.
La guerre civile qui a éclaté au Soudan le 15 avril, opposant les deux généraux aux commandes du pays depuis le putsch de 2021, est venue rappeler l’importance du Tchad dans la zone. Il est établi que N’Djamena y joue un rôle essentiel dans la lutte contre l’extrémisme violent, depuis plusieurs années. N’en déplaise à ceux qui estiment qu’au lendemain de la disparition brutale du maréchal Idriss Deby Itno, le 20 avril 2020, des suites de blessures reçues lors d’affrontements avec une rébellion venue de la Libye, le pays serait devenu inaudible, tant les autorités seraient davantage préoccupées par les questions internes, notamment les contestations menées par l’opposant Succès Masra sur les modalités de la fin de la transition.
Foyers de tensions
Aujourd’hui, en plus d’être en première ligne et d’accueillir sur son sol plusieurs milliers de réfugiés soudanais – au moins 20 000, selon les chiffres fournis par l’ONU –, le pays doit faire face à de nombreux foyers de tensions sur l’ensemble de ses frontières terrestres, ce qui représente une réelle menace existentielle.
En effet, le Tchad est confronté à l’hostilité des terroristes de Boko Haram se trouvant dans les régions frontalières avec le Cameroun et le Nigeria ; au nord, la désagrégation de l’État libyen – lequel abrite certains groupes armés tchadiens, notamment le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact) – et la prolifération des milices armées sont un véritable danger pour la stabilité du pays ; au sud-ouest, l’instabilité chronique de la Centrafricaine et la présence du groupe paramilitaire russe Wagner, dont la proximité avec certains leaders de l’opposition armée ne fait pas l’ombre d’un doute, sont de vrais sujets d’inquiétude.
D’ailleurs, récemment, plusieurs groupes armés se réclamant du Tchad ont adressé une correspondance au préfet de la Vakaga, région située à la frontière entre les deux pays, afin de solliciter un camp d’entraînement en terre centrafricaine ; enfin, on ne saurait oublier le Soudan à l’est, avec les risques de propagation du conflit en territoire tchadien. Au passage, faisons remarquer qu’à l’exception de celle qui a été fatale au maréchal Idriss Deby Itno – ainsi que la bataille qui a permis la reconquête de la bande d’Aozou en 1987 –, toutes les rébellions qui ont secoué le Tchad ces trente dernières années sont venues du Soudan voisin.
Il faut donc mettre en garde contre les risques que ferait courir une instabilité des institutions tchadiennes à la sous-région. Le Tchad étant une société minée par des divisions régionalistes, et traversée par des réflexes identitaires rétrogrades, il faut absolument se garder de faire un saut dans l’inconnu.
Surtout que dans notre Afrique, où les leaders politiques ont souvent, hélas, une propension à considérer le pouvoir comme un don du ciel à se partager en famille, un changement d’exécutif à marche forcée au Tchad serait synonyme de la mise à l’écart de ceux qui font tourner la boutique actuellement et qui ont acquis une certaine expérience (sagesse concrète tenant sa maturité de l’épreuve seule, selon les mots du professeur Theophile Obenga) dans la gestion de la chose publique ; or dans le contexte actuel, les soustraire à cette tâche – ce qu’induirait inéluctablement un changement d’exécutif – pourrait compliquer, voire complexifier, les données de l’équation.
Ingouvernable sans l’armée
Nul doute que le peuple tchadien subirait fatalement les conséquences néfastes d’une instabilité institutionnelle, comme les Burundais ont subi dans leur chair le contrecoup d’une alternance au pouvoir prématurée conduisant à l’assassinat en 1993 de Melchior Ndadaye, élu trois mois plus tôt, comme le premier président du Burundi désigné au suffrage universel, et devenant par la même occasion le premier président hutu du pays depuis l’indépendance. Inutile de rappeler que ce crime odieux a été l’œuvre d’extrémistes au sein de l’armée burundaise n’ayant pas digéré la perte de pouvoir.
Autrement dit, dans les circonstances actuelles, aucun chef d’État, même s’il bénéficiait de l’onction du suffrage universel, ne saurait gouverner le Tchad sans avoir les faveurs de l’armée. Cependant, dans les faits, tout semble indiquer que pour l’instant, les soldats tchadiens, dont l’engagement est indispensable à la survie du pays, sont mobilisés derrière leur frère d’armes Mahamat Idriss Deby, président de la transition. C’est donc un élément essentiel à prendre en compte lorsqu’on analyse la situation du pays de Toumaï.
A contrario, engager sa patrie dans une voie aussi incertaine que celle d’une instabilité institutionnelle dans le seul objectif d’assouvir une ambition personnelle ne semble pas être la preuve d’un patriotisme authentique. D’autant que les leaders de l’opposition, qui devraient représenter la force de changement, n’ont jusqu’ici proposé qu’un seul projet, dont la crédibilité interroge, consistant à chasser la famille Deby du pouvoir ; surtout en cette période troublée où la communauté internationale préférerait faire l’économie d’un autre foyer d’instabilité dans la région.
Cette opposition, incarnée par Succès Masra, le président du parti les Transformateurs, qui n’exclut plus la possibilité de recourir à la violence armée comme mode d’expression politique, pêche par l’outrance, au lieu de contribuer à maintenir l’indispensable stabilité du pays. Elle aurait dû prendre toute sa part dans la gestion du pays à l’issue du dialogue inter-tchadien ; du reste, c’est l’option qui a été privilégiée par le chef du gouvernement, Saleh Kebzabo, naguère irréductible opposant au défunt président.
« Démocratie minimaliste »
Entendons bien : nous ne sommes nullement opposés à l’idée d’une alternance démocratique au Tchad, bien au contraire. Seulement, nous pensons que cette alternance doit s’accompagner d’une certaine maturité, tenant compte des réalités du pays. D’ailleurs, dans l’hypothèse de la tenue d’une élection présidentielle véritablement démocratique, c’est-à-dire libre et transparente, les électeurs tchadiens choisiraient-ils une autre figure que celle du président de la transition ? Rien n’est moins sûr. D’autant que celui qui fait office de chef de fil de l’opposition partage le même basin électoral avec d’autres leaders non moins importants de la scène politique tchadienne – ce qui risque de provoquer une dispersion des voix peu propice à l’alternance souhaitée.
Aussi, sommes-nous conscients de prendre le risque d’être critiqués en affirmant, comme certains, que « le continent a davantage besoin de bons gestionnaires que de démocrates pédagogues ». Ce qui revient à suggérer qu’il faut aujourd’hui au Tchad une « démocratie minimaliste » reposant davantage « sur un gouvernement efficace que sur un gouvernement démocratique ». On le sait, des esprits chagrins nous accuseraient de proposer une dictature qui ne dit pas son nom. Soit. Mais, à l’instar du professeur de droit public Guy Rossatanga-Rignault, nous sommes persuadés que, pour certains pays africains, vaudraient mieux des gestionnaires intègres et responsables, même autoritaires, que des démocrates démagogues et peu scrupuleux.
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