Roland Marchal : entre Burhane et Hemetti, « les États de la région ont tous des intérêts » au Soudan

Alors que le conflit dure depuis plus d’un mois entre les troupes d’Abdel Fattah al-Burhane et de Mohamed Hamdan Daglo, les tentatives de médiation se multiplient. Le chercheur Roland Marchal en décrypte les enjeux pour Jeune Afrique.

Roland Marchal © Montage JA : Guillaume Bonnet /AFPTV/AFP

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Publié le 20 mai 2023 Lecture : 8 minutes.

L’ACTU VUE PAR – Les combats se poursuivent au Soudan, où les généraux Abdel Fattah al-Burhane et Mohamed Hamdan Daglo, dit Hemetti, sont en conflit ouvert depuis le 15 avril dernier. Des pourparlers entre les deux factions ont été entamés en Arabie saoudite, tandis que plusieurs autres tentatives de médiation ont vu le jour, sous l’égide de l’Union africaine, ou encore, de l’Égypte.

Le conflit interne soudanais peut-il devenir une crise régionale ? Quels sont les intérêts des uns et des autres, alors que l’ombre de la Russie et l’influence des États-Unis sont particulièrement observées ? Roland Marchal, chercheur au Centre national pour la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste français du Soudan, répond aux questions de Jeune Afrique.

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Jeune Afrique : Le conflit interne soudanais dure désormais depuis plus d’un mois. Comment résumer le fossé qui sépare aujourd’hui les deux généraux Abdel Fattah al-Burhane et Hemetti ? 

Roland Marchal : L’armée soudanaise dirigée par Abdel Fattah al-Burhane est très liée à l’ancien régime d’Omar el-Béchir. On observe au sein de ces troupes une montée en puissance des nostalgiques de l’ancien président, qui veulent retrouver le pouvoir, mais aussi des islamistes. En face, nous avons les Forces de soutien rapide (FSR) d’Hemetti, qui sont d’abord un réseau d’entreprises – avec différentes compagnies et des holdings [or, travaux publics, agriculture, etc.], avant d’être un groupe paramilitaire. Les FSR ont ensuite choisi une stratégie qui consiste à pousser à l’organisation d’élections afin que leur leader puisse émerger comme un homme politique national.

Hemetti, qui veut se construire en opposition avec les islamistes qui lui reprochent l’arrestation d’Omar el-Béchir, a compris qu’il était capable de créer un parti politique, d’aller aux élections et d’avoir un score qui le plaçait au niveau des partis les plus importants du pays. Bien sûr, cela ne veut pas forcément dire qu’il est un démocrate.

Le conflit actuel au Soudan est avant tout interne. Pourtant, il mobilise aussi énormément d’acteurs et d’États étrangers. Pour quelle raison ? 

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La crise au Soudan est certes interne, mais les États de la région y ont tous des intérêts. Certains peuvent aussi avoir leur préférence, entre les deux protagonistes, même s’ils ne vont pas jusqu’à officiellement choisir l’un plutôt que l’autre. La seule exception est peut-être l’Égypte, qui est l’ancienne puissance coloniale (conjointement avec le Royaume-Uni) [qui a pris le parti du président du Conseil de souveraineté, Abdel Fattah al-Burhane]. Elle agit ainsi au nom d’un soutien à celui qu’elle considère comme le chef légitime de l’armée et de l’État soudanais.

L’Égypte est aujourd’hui un pouvoir militaire et autoritaire. L’émergence d’un potentiel régime civil et démocratique à sa frontière sud peut représenter un risque et une incitation à la révolte pour les opposants au pouvoir du maréchal al-Sissi. Le Caire a en outre des réserve sur la capacité d’un gouvernement civil à diriger le pays. C’est d’ailleurs aussi le cas d’autres pays de la région, notamment l’Éthiopie, le Tchad, les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite et le Qatar.

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La plupart des pays semblent cependant s’astreindre à une certaine neutralité, sans choisir de soutenir un général plutôt qu’un autre. Pourquoi ?

Les Émirats arabes unis ont par exemple une vieille relation avec Mohamed Hamdan Daglo, mais ils ont aussi investi beaucoup d’argent au Soudan avec des hommes d’affaires liés à l’ancien régime d’Omar el-Béchir et donc aux militaires potentiellement proches de Burhane. Leur volonté est d’abord par conséquent de ne pas avoir un régime démocratique au Soudan.

Les Russes, eux, ont un objectif stratégique majeur qui est l’ouverture d’une base navale sur la Mer rouge, à Port-Soudan. Moscou ne s’intéresse pas vraiment à qui va gouverner le Soudan. L’important, que ce soit Burhane ou Hemetti, est de conserver l’accord existant pour la construction de leur base.

On a beaucoup évoqué, ces dernières semaines, l’implication de Wagner au Soudan, en soutien d’Hemetti. Pourquoi le groupe russe se retrouve-t-il impliqué dans ce conflit ? 

Wagner a signé, il y a plusieurs années, un accord avec l’armée soudanaise – à laquelle les FSR d’Hemetti ont été intégrées grâce à une loi de 2017 – pour leur fournir des formations. Mais le groupe de mercenaires russes a surtout des intérêts économiques au Soudan. Il veut donc conserver une présence dans l’exploitation minière, en particulier aurifère. Or, ses principaux interlocuteurs dans ce secteur sont l’armée et surtout les FSR [qui contrôlent de nombreuses mines dans les régions de l’ouest du pays].

Des pourparlers sont conduits par l’Arabie Saoudite, avec le soutien des États-Unis. Dans quelle mesure ont-ils des chances de réussir ? 

Premièrement, ce sont deux négociateurs importants. L’Arabie Saoudite parce qu’elle peut parler au Qatar, aux Émirats Arabes Unis, à l’Égypte et la Libye. Elle est dans une position d’influence. Les États-Unis aussi parce qu’ils apparaissent comme leader dans le monde occidental. Les deux protagonistes [Burhane et Hemetti] savent qu’ils ne peuvent rien faire si ces médiateurs sont hostiles à leurs politiques. Le but, ce n’est pas forcément d’être d’accord avec son ennemi, mais surtout de ne pas fâcher Riyad ou Washington.

Quelle place pour les Européens dans ces négociations ? 

L’UE, tout comme le Royaume-Uni et les États-Unis, a davantage joué un rôle financier, mais son rôle politique n’est pas de premier plan. C’est la même chose pour la France. Après la prise de pouvoir d’Hemetti et Burhan, le Soudan a connu de gros problèmes économiques. La situation était exécrable en octobre 2021, mais a connu un début de redressement, notamment grâce à la France et à Emmanuel Macron, qui a organisé une grande conférence internationale pour une réduction de la dette, la reprise des négociations et la coopération avec les institutions de Bretton Woods. On peut regretter toutefois que l’Union européenne ne soit pas partie prenante du processus en cours en Arabie saoudite.

Et la Chine ?

On n’évoque jamais les Chinois, qui sont pourtant les premiers investisseurs et le premier partenaire commercial du Soudan. Malgré cette position, ils ne font rien et l’on pourrait trouver que cette indifférence est scandaleuse. De la même manière, les Russes jouent un rôle très marginal. Je ne pense pas qu’au Conseil de sécurité de l’ONU, Moscou fasse obstacle à ce qui pourra aller vers un cessez-le-feu. Ceci tient au fait que leur intérêt n’est pas de soutenir un homme, mais de garantir leur projet de construction de base navale.

Quelles peuvent être les conséquences du conflit soudanais en Libye ? 

C’est à la fois simple et très compliqué. Le sud libyen, qui est frontalier du Soudan, est globalement contrôlé par le général Khalifa Haftar, qui est soutenu par l’Égypte. Mais les alliances sont en réalité très complexes. D’un côté, Hemetti a tissé des relations avec Haftar. De l’autre, il y a aussi des mouvements armés au Darfour qui sont soit neutres, soit alliés à Burhane. Or, ceux-là ont une bonne partie de leurs troupes postées vers le sud de la Libye et vivent pour ainsi dire aux frais d’Haftar. Le maréchal libyen peut difficilement aller à l’encontre de la politique égyptienne de soutien à Burhane. Mais la question se pose néanmoins : que va-t-il se passer si tous ces combattants basés dans le sud libyen décident de rentrer au Darfour  ?

Ce conflit peut-il accentuer l’insécurité au Tchad et en Centrafrique ?

Les FSR ont recruté au sein d’une grosse confédération tribale des combattants, qui ont beaucoup d’attaches au Soudan mais aussi au Tchad. Tant qu’Hemetti tiendra ses troupes, il n’y aura pas d’effets militaires très significatifs du côté tchadien de la frontière. Mais, si les FSR sont battues et que les troupes se débandent, il y aura des problèmes de sécurité, parce qu’une partie de ces miliciens ont de la famille au Tchad et iront s’y réfugier en attendant des jours meilleurs. Cela peut susciter des vocations politiques et des tensions, surtout à un moment où le régime en place à N’Djamena ne fait pas preuve d’un grand intérêt pour les communautés arabes du Tchad.

Le risque est aussi réel côté centrafricain. Le pays traverse déjà une crise humanitaire réelle, notamment au Nord, sans oublier que la Coalition des patriotes pour le changement [CPC, alliance rebelle centrafricaine] est en partie composée de troupes qui ont combattu au Darfour, avant de revenir en Centrafrique.

Que peuvent craindre le Soudan du Sud, l’Éthiopie et l’Érythrée ?

Sur le court terme, ce qu’on peut craindre, c’est une vraie crise humanitaire avec des difficultés d’accès. C’est déjà le cas au Soudan du Sud, où des militaires et des membres des FSR se sont en outre réfugiés. L’Éthiopie est elle aussi déjà dans une situation difficile avec les combats au Tigré. Même si elle a plus de sympathie pour Hemetti que pour Burhane, elle est dans une situation où elle n’a pas d’intérêt ou de volonté de s’impliquer dans ce conflit. Quant à l’Érythrée, elle a souvent besoin d’entretenir de bonnes relations avec le pouvoir soudanais, quel qu’il soit. Pour le moment, elle reste prudente et attend de voir la balance pencher d’un côté ou de l’autre avant de prendre position.

Sur le court terme, on peut craindre une vraie crise humanitaire dans la région

Burhane et Hemetti sont-ils prêts à un cessez-le-feu durable ?

Hemetti a une force combattante importante. Mais dans la mesure où il n’a pas réussi à arrêter Burhane et à maîtriser la direction de l’armée soudanaise, il a quand même quelques difficultés. Il occupe une partie de Khartoum et dénonce un coup d’État qui aurait pu avoir lieu le 15 avril. Mais que peut-il gagner ? Pas grand chose aujourd’hui. Une partie de ses conseillers disent qu’il est absolument prêt pour un cessez-le-feu et pour la mise en place d’un processus politique. Dans ce cas, il pourrait valider son alliance tardive avec les civils et se dire qu’il aura un rôle à jouer dans la suite.

Burhane est dans une situation différente. Au sein de l’armée, les islamistes ont décidé qu’il fallait en finir avec Hemetti. Il y a une certaine conjonction avec l’Égypte, qui pense que le patron des FSR est devenu un problème qu’il faut régler une bonne fois pour toute. Le risque pour Burhane, s’il entre en négociations, est de diviser son armée et qu’une partie de celle-ci, notamment les islamistes, rompe avec lui. En plus, l’accord politique risquerait de le faire retourner à la situation né de l’accord du 5 décembre 2022, qui ne lui était pas favorable et faisait la part belle aux civils. Cela pourrait aussi remettre en question l’unité de l’armée. Pour lui, il faut donc continuer à se battre.

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