Dans le Zaïre de Mobutu, Philippe de Dieuleveult ou les intrigues en eaux troubles
Un nouveau documentaire, diffusé ce 18 mai sur France 2, revient sur la disparition au Congo de l’animateur vedette. Une histoire trouble, qui peine, malgré les années, à trouver son épilogue.
Il y a comme décor, le voyage au cœur de l’Afrique et le monstre rugissant des cataractes d’Inga en embuscade, comme héros un aventurier médiatique à la gueule d’ange qui brave un défi jamais relevé par l’homme, comme contexte le Zaïre de Mobutu et ses forces brutales, la guerre chaude en Angola et ses mercenaires cubains, la cellule françafricaine de l’Élysée, le « service » et la Grande muette plus bouches cousues que jamais, mais dont des langues finissent par se délier à l’heure de la retraite, et au bout de l’aventure, une famille déchirée par la quête d’une vérité fuyante…
C’en serait presque trop pour un roman, mais il s’agit d’une histoire vraie, qui n’arrive toujours pas à trouver son épilogue. Près de quarante ans après les quelques minutes qui ont vu les rafts de Philippe de Dieuleveult, animateur vedette de La Carte au Trésor sur Antenne 2 (devenue France 2), et de six de ses compagnons disparaître dans le chaudron infernal des rapides d’Inga sur le fleuve Zaïre (aujourd’hui le Congo), le drame continue de faire du vacarme.
Les disparus du fleuve
Ce jeudi 18 mai, France 2, la chaîne du présentateur disparu, diffuse à 21 h 10 Dieuleveult, les disparus du fleuve, de la journaliste Anna Miquel et du réalisateur Yannick Saillet, enquête en mode palpitant de la France au Zaïre, faisant apparaître des témoins de l’époque, des proches des victimes et des figures comme celles du commandant Christian Prouteau, chef de la cellule antiterroriste de l’Élysée et d’André Alain Atundu, cacique des renseignements à Kinshasa, de Mobutu à Kabila, aujourd’hui pilier du Front commun pour le Congo, de l’actuel président Tshisekedi.
Pointant des zones d’ombre, les attitudes suspectes des autorités françaises comme zaïroises, questionnant le passé avéré d’agent de la DGSE de Dieuleveult et la géopolitique du moment, le documentaire tient comme quasiment pour acquis l’hypothèse que la vedette et son équipe ont été abattus par des éléments des forces de sécurité zaïroises, le 6 août 1985, hypothèse formulée pour la première fois quelques semaine après le drame par le grand reporter de France 2 Philippe Rochot.
La possibilité d’une bavure
La possibilité d’une bavure avait été déjà soulevée, mais les réalisateurs vont plus loin : sur la foi de témoignages d’anciens membres des services mobutistes, ils braquent leur projecteur sur l’hypothèse d’un assassinat calculé. Dieuleveult aurait été en mission pour la DGSE sur la zone stratégiquement sensible du barrage d’Inga, lui et ses compagnons auraient été capturés et interrogés brutalement avant d’être exécutés par des agents de la Division spéciale présidentielle (DSP) sur fond de guerre des services en France et au Zaïre.
Cette thèse avait été nourrie par la parution, en 1994, de J’ai vu mourir Philippe de Dieuleveult par l’ex-agent des services secrets zaïrois Okito Bene Bene, dont les révélations avaient motivé l’ouverture d’une enquête judiciaire conclue par un non-lieu. L’ancien du DSP avait expliqué que les rafts avaient été mitraillés par des militaires zaïrois mis en alerte par le signalement d’un commando de mercenaires sur le fleuve. Deux des occupants auraient été tués sur le coup et un troisième serait mort de ses blessures en détention. Les quatre autres, dont Dieuleveult, auraient été abattus à bout portant après interrogatoire de la DSP, assassinat auquel Bene Bene affirme avoir assisté.
Obstructions systématiques des autorités
« Son livre est à prendre avec précautions. Il y a des éléments exagérés, voire créés, mais aussi beaucoup de vérités qu’il ne pouvait pas inventer”, modère Alexis de Dieuleveult, neveu et filleul du présentateur qui a lui-même publié, fin 2022, Noyade d’État, une enquête approfondie sur la disparition, effectuée par son père et achevée par ses soins.
Une seconde édition, enrichie d’importantes archives et de nouveaux témoignages, dont celui du ministre français des Affaires étrangères de l’époque Roland Dumas, qui laisse planer un doute sur la version qu’il avait lui-même maintenue sans nuance à l’époque : les aventuriers auraient pu trouver la mort autrement que dans un accident. Les archives de l’ambassade de France à Kinshasa, qui n’avaient pas été citées dans l’enquête ouverte à la fin des années 1990, mais que Dieuleveult a pu consulter mentionnent plusieurs fois l’hypothèse d’une bavure en soulignant les risques encourus dans la zone.
Liant ces témoignages et documents aux obstructions systématiques des autorités en France et au Zaïre à l’enquête de son père Jean, voire à la volonté française de noyer l’affaire quand les autorités consulaires ont insisté pour que soit reconnu un corps mutilé qui s’est avéré ne pas être celui du disparu, à des témoignages négligés à l’époque – comme celui d’un ingénieur américain du barrage qui a vu au moment du drame des camions de soldats arriver sur la zone, et celui d‘un ingénieur zaïrois qui a vu à la jumelle quatre hommes sortir d’un raft sur une plage en aval des rapides –, l’auteur de Noyade d’État n’en doute pas : l’hypothèse que son oncle ait été victime, a minima, d’une bavure est plus que probable. Son enquête ne s’aventure pas sur la piste retenue par le documentaire de France 2 mais, en entretien, il ne nie pas sa pertinence, ni n’exclut une troisième édition si ses recherches lui apportent de nouveaux éléments.
Hypothèse du meurtre et atmosphère toxique
Dans la famille Dieuleveult, il y a aussi Tugdual, le fils de l’animateur disparu qui, journaliste, a lui aussi mené sa propre « Enquête sur une disparition » sous la forme d’un documentaire diffusé par Canal+ en 2006. Si la mère de l’orphelin a toujours affirmé être sûre d’une mort accidentelle, lui ne ferme pas la porte, dans ce documentaire, à l’hypothèse du meurtre, témoignages à l’appui, comme celui de l’aventurier Gérard d’Aboville, un des organisateurs de l’expédition qui affirme : « Je pense qu’il y a eu bavure pour l’équipage d’un bateau au moins. »
Le réalisateur conclut : « Il s’est peut-être passé autre chose, mais le jour où j’ai vu ce rapide, j’ai cru à la noyade. Et c’est peut-être plus confortable pour survivre à tout ça. » À la veille de la sortie du documentaire de France 2, il ne décolère pas contre les suggestions émises par Miquel et Saillet et dénonce un document « truffé d’erreurs ». Et, voyant dans la persévérance de son oncle Alexis un acharnement toxique, il confesse que cette affaire insoluble a empoisonné l’atmosphère familiale.
Négligences et réticences sans fin
Indéniablement, l’exploration de ces trois documents sème le doute sur les circonstances de la mort de Dieuleveult et de ses compagnons. Les raisonnements bien construits des deux premiers peuvent convaincre que cette mort sur le Zaïre n’a pas été accidentelle. Mais à sonder froidement ces eaux troubles, on n’y trouve aucun élément permettant d’affirmer que l’équipe a été victime d’un massacre. Des éminences comme Dumas, Prouteau ou même l’amiral Lacoste, chef de la DGSE à l’époque émettent-ils ou concèdent-ils des doutes sur l’affirmation d’une mort accidentelle ? Ils sont toujours formulés au conditionnel, considérés comme possibles mais jamais affirmés et étayés. Le ton des documents de l’ambassade de Kinshasa est semblable.
Les négligences de l’enquête, les réticences des autorités françaises face aux recherches de Jean de Dieuleveult, père d’Alexis et parfois leurs mensonges semblent-ils suspects? S’il y a eu volonté d’occulter des choses, on ne peut en déduire que ces choses constituent le crime que l’on soupçonne. Enfin, si l’on peut être convaincu, par les convergences des nombreux témoignages que ces morts n’ont pas été accidentelles, une juxtaposition de zones d’ombre ne fait pas la lumière. Ainsi, la convergence de doutes, d’éléments troublants et de témoignages incertains ne saurait constituer une vérité.
Témoignages douteux
Plus problématique, le documentaire diffusé ce 18 mai par France 2 se conclut sur les témoignages chocs de deux Congolais présentés comme d’anciens membres des services de Mobutu et qui affirment avoir assisté à l’interrogatoire et à l’exécution de Dieuleveult et ses compagnons. Ces entretiens ont été filmés par la co-réalisatrice Anna Miquel à la fin des années 2000, pour une enquête sur le même sujet parue dans la revue XXI en 2009. Or cette même enquête présentait comme une pièce importante un procès-verbal à en-tête des services zaïrois de l’interrogatoire Dieuleveult signé de sa main mais une expertise judiciaire français l’a déclaré faux et l’auteure a fini par concéder qu’elle avait acquis, naïvement, le document pour quelques dizaines de dollars.
On aurait pu espérer que le documentaire de France 2 approfondisse cette piste faussée pour la confirmer ou l’invalider mais il n’en est, hélas, rien. Si le faux PV n’apparaît plus, l’enquête de terrain se clôt sur les témoignages, graves, des deux Congolais dont l’identité et la crédibilité ne semblent pas avoir été mis à l’épreuve. Une chose semble claire dans cette trouble affaire : comme le chant d’une sirène d’Inga, elle ne semble pas laisser en paix ceux qui lui ont prêté attention. A cette aventure épique, à ces enquêtes dignes de romans d’espionnage, il manquera toujours une fin mais chacun croit tenir la sienne. Et l’affaire resurgit ainsi inlassablement des remous vertigineux de l’Inga quand l’un ou l’autre pense tenir assez d’éléments pour enfin en imposer l’épilogue.
Dieuleveult, les disparus du fleuve, de la journaliste Anna Miquel et du réalisateur Yannick Saillet, France 2, jeudi 18 juin, 21h10
Droit de réponse d’Anna Miquel
« J’ai rencontré Laurent de Saint Périer à sa demande en février 2023 pour échanger sur le dossier Dieuleveult qui l’intéressait et sur lequel j’ai beaucoup travaillé. Mais malgré cet entretien il ne lui a pas semblé opportun de retranscrire mes propos dans son article. Pas un mot. Monsieur de Saint-Périer préfère évoquer avec condescendance (« elle a acheté naïvement ») un document controversé que je déments formellement avoir acheté et dont l’authenticité n’a pourtant pas été formellement démentie. Des éléments que j’avais dits, pièces à l’appui, à Monsieur de Saint Périer.
Par ailleurs mon travail de 2008 pour la très sérieuse revue XXI de Grands reportages, un article de 20 pages, « Les Crocodiles du Zaïre », ne s’est jamais basé sur un seul document mais sur une longue enquête à remonter plusieurs pistes de témoins. Dont certains sont dans le documentaire « Dieuleveult, les disparus du fleuve » et qui, par leurs anciennes fonctions que j’avais évidemment vérifiées, sont parfaitement crédibles.
Une dépêche disponible sur les sites du Monde et du Parisien évoque votre réaction recueillie en 2009 par Le Point suite à la révélation qu’un important document que vous aviez cité était un faux, en ces termes : “Interrogée par l’hebdomadaire, la journaliste qui a signé l’enquête de XXI admet qu’elle a obtenu ce document contre environ 150 dollars, mais assure qu’elle n’avait « aucun moyen de les faire expertiser ». « Cela ne remet en question ni la thèse de l’assassinat ni la qualité de mon enquête », estime-t-elle.
LSP
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