Nabil Benabdellah : « Akhannouch est en train de nous décevoir »

Prônant une opposition constructive, le secrétaire général du PPS a récemment adressé une lettre ouverte au chef du gouvernement marocain, qui lui a valu une réponse très froide du parti majoritaire. Pour le leader du PPS, l’exécutif aurait pourtant intérêt à dialoguer.

Nabil Benabdellah, secrétaire général du PPS, à son domicile, à Rabat, le 30 avril 2021. © Mohamed Drissi Kamili

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Publié le 21 juin 2023 Lecture : 10 minutes.

Face à la crise sociale liée à l’inflation et à la baisse du pouvoir d’achat qui a fait basculer, selon les chiffres du Haut-Commissariat au plan (HCP), plusieurs couches de la population marocaine dans la pauvreté, les avis divergent sur la stratégie à mener. Entre d’un côté Bank Al Maghrib (la Banque centrale), qui tient à juguler l’inflation en augmentant les taux directeurs, quitte à freiner la croissance, et le HCP, qui soutient que cette inflation est structurelle (liée à une insuffisance de l’offre agricole) et que les consommateurs doivent s’y habituer, le Maroc nage en pleine confusion, ses deux institutions officielles ne s’accordant ni sur le diagnostic ni sur le remède à cette crise économique qui semble partie pour durer.

Pendant ce temps-là, le gouvernement continue de foncer toutes voiles dehors, persistant dans la politique de croissance et de création d’emplois annoncée durant la campagne électorale de 2021, comme si rien ne s’était produit depuis, ni hausse des hydrocarbures, ni conflit russo-ukrainien ou autre. Et sans prendre la peine de s’en expliquer, de faire la pédagogie de son action, de communiquer, de rassurer les citoyens du « plus beau pays du monde », comme se plaisent à le qualifier les opérateurs touristiques, mais dont le moral est au plus bas – toujours selon le HCP.

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Devant cette situation socio-économique tendue, le secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), Nabil Benabdellah, est l’un des rares leaders politiques à s’exprimer publiquement, multipliant sorties médiatiques et propositions de réforme, allant jusqu’à interpeller le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, dans une lettre ouverte.

Contacté par JA pour un entretien à ce propos, le très patriote (et loquace) ancien ministre marocain de l’Habitat et ex-ambassadeur du royaume à Rome a longtemps hésité avant d’accéder à notre demande, arguant qu’il « préfère que certaines questions soient traitées en interne », et non dans des médias internationaux.

Jeune Afrique : Inflation, baisse du pouvoir d’achat… Comment vont le Maroc et les Marocains ?

Nabil Benabdellah : Ça pourrait aller mieux. Le Maroc, comme d’autres pays, subit les conséquences de la pandémie de Covid. Force est de reconnaître que l’État a pris des mesures, notamment d’ordre social, qui ont permis à certaines couches de la population de surmonter cette épreuve. Des mesures pour soutenir le champ économique ont également étaient prises, même si, à mon avis, elles demeurent largement insuffisantes, en particulier aujourd’hui, où la flambée des prix des hydrocarbures à l’international, liée au marché même des hydrocarbures, puis plus tard à la crise entre l’Ukraine et la Russie, a engendré une inflation sans précédent.

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Nous nous retrouvons avec une inflation à deux chiffres, avec un taux de 20 % pour les produits alimentaires : cela touche donc directement le panier de la ménagère et la capacité économique et financière des foyers.

Pourtant, malgré ce contexte, il n’y a pas eu au Maroc de manifestations de colère ou de grogne sociale importantes. Selon vous, qu’est-ce qui fait tenir les gens jusqu’ici ?

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Le Maroc a de toute évidence une immense capacité de résilience. Cela est dû à la nature même de son peuple, qui est endurant dans l’adversité. Mais également, fort heureusement pour le pays, au fait qu’il y a eu, en toute objectivité, plusieurs réformes sociales importantes et des progrès réalisés dans divers domaines de la vie publique au cours des vingt dernières années, depuis l’avènement du roi Mohammed VI.

Je citerai, pêle-mêle, celle de la protection sociale, qui est encore en cours, le développement du logement social, domaine où un grand effort a été fait, les soutiens directs à certaines couches de la population, l’encouragement à la scolarisation, des stratégies de développement de divers secteurs, qu’ils soient industriels ou agricoles… Ce sont autant de filets, en plus de l’ouverture démocratique, qui ont été mis en place et qui permettent à la fois au peuple marocain de mieux supporter les périodes difficiles et au pays de se différencier par rapport à d’autres appartenant à la même zone géographique, qu’elle soit arabo-africaine ou du Sud.

Quid de la gestion par l’exécutif de cette situation économique et sociale difficile ?

Il y a un déficit de réaction du gouvernement, qui s’est souvent contenté, en dehors de la mesure destinée au soutien des transporteurs – qui a été sans effet notable malgré les 5 milliards de dirhams dépensés –, de considérer que l’inflation était un phénomène importé. Il déclare qu’il prépare des réformes pour pouvoir affermir le front social, notamment par la protection sociale et par l’aide directe promise. Mais à ce jour, tout cela n’est pas exécuté.

Qu’auraient pu faire Aziz Akhannouch et ses équipes, selon vous, pour gérer cette crise ?

Voilà plus d’un an et demi maintenant que nous avons suggéré un plafonnement des prix, d’autant que la loi le permet. Le gouvernement n’a pas voulu explorer cette voie. Nous avons aussi proposé une baisse de la TVA, voire de la TIC [taxe intérieure de consommation, NDLR] sur certains produits, qu’il s’agisse d’hydrocarbures ou d’intrants au niveau agricole, pour le bétail, les produits alimentaires ou autres. Nous leur avons proposé également de réguler le marché des hydrocarbures et d’intervenir fortement à ce niveau. Là aussi, le gouvernement n’a rien voulu entendre.

Nous lui avons demandé d’ajuster le plan Maroc vert, qui a permis certes un certain nombre d’acquis et de réalisations positives, notamment sur la grande agriculture et sur les capacités d’exportation du pays. Mais force est de constater qu’il laisse à désirer en termes de sécurité alimentaire car il ne permet pas d’alimenter suffisamment le marché intérieur pour qu’il n’y ait pas d’inflation galopante.

Nous avons demandé que la concurrence soit fortement réglementée, dans la transparence la plus totale, et que les chaînes de distribution, qui connaissent un certain nombre de travers, de spéculations, de malversations et autres puissent être contrôlées sérieusement.

Nous avons invité le gouvernement à utiliser les 50 milliards de dirhams [5 milliards d’euros] supplémentaires engrangés par les impôts indirects en 2022 pour soutenir le pouvoir d’achat, d’autant que cette recette n’était pas prévue dans le budget, ce que le gouvernement reconnaît. Cette manne non négligeable peut être injectée dans les aides directes aux couches et aux familles les plus démunies (une mesure prônée également par les partis de la majorité).

Mais nous n’avons trouvé aucune oreille attentive, malgré de nombreux communiqués de notre parti, des interventions au niveau parlementaire, des questions orales de nos députés… Ce qui nous a poussés à écrire en avril une lettre ouverte au chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, pour l’interpeller.

Une lettre à laquelle le chef du gouvernement a répondu par le biais d’un communiqué de son parti, le RNI, en contestant la forme, soutenant que cela ne fait pas partie des pratiques et usages démocratiques. Que signifie pour vous cette réponse ?

Tout d’abord, je tiens à souligner que, contrairement à ce qu’on a pu entendre, le but de cette lettre n’était pas de créer la polémique ou d’attiser le mécontentement social. C’est un courrier responsable, où nous dressons un diagnostic argumenté et où nous présentons des propositions concrètes et demandons des réponses au gouvernement par rapport à l’ensemble de ces éléments. Car notre volonté, en tant que parti, c’est que le Maroc puisse demeurer ce havre de stabilité politique et sociale qu’il est depuis des dizaines d’années, et notamment depuis l’avènement de Sa Majesté Mohammed VI.

Nous n’avons pas eu de réponse de la part du chef du gouvernement mais de son parti, le RNI, par le biais d’un communiqué. Déjà, en soi, cela n’est pas acceptable. D’autant que la teneur du texte diffusé, qui comporte plus d’insultes que de réponses concrètes de la part du RNI, auquel, je le répète, nous ne nous sommes pas adressés, considère qu’un parti politique, de surcroît se trouvant dans l’opposition, ne peut pas s’adresser au chef du gouvernement à travers une lettre ouverte.  Et que le seul cadre dans lequel le chef du gouvernement peut être interpellé, c’est le Parlement.

Mais alors, dans ce cas, quid du rôle des partis politiques, auxquels la Constitution reconnaît le droit et le devoir d’encadrer les citoyens et de développer des propositions et des approches programmatiques dans un certain nombre de domaines ? Quid également de la Constitution, qui érige en principe fondamental le rôle de l’opposition dans la société ?

Il est particulièrement inquiétant pour la vie démocratique de notre pays que nous ayons droit à ce genre de réponse. Cela dénote d’un amateurisme certain en matière démocratique.

Cela implique-t-il qu’il est interdit à un citoyen marocain, et de surcroît un chef de parti, de s’adresser directement au chef du gouvernement ? Autrement dit, la personne du chef du gouvernement est-elle sacrée ?

Je n’irai pas jusque-là et je ne veux même pas envisager que le chef du gouvernement puisse réfléchir de la sorte. Je préfère rester mesuré. Le PPS est un parti politique responsable qui a 80 ans d’existence : nous avons d’abord l’immense conviction qui a toujours été la nôtre que notre rôle premier, c’est de défendre la stabilité de notre pays, et que ce n’est que dans la stabilité politique et sociale que le changement peut se faire et que les réformes peuvent aboutir.

En revanche, pour la vitalité de notre vie démocratique, il est souhaitable que les corps organisés puissent jouer leur rôle dans la canalisation du mécontentement populaire plutôt que de se retrouver en phase avec les expressions de la rue de manière directe, sans aucune capacité ni de médiation ni de négociation. C’est pourquoi je dis qu’il y a une sorte d’amateurisme politique dans cette réponse à notre lettre ouverte adressée au chef du gouvernement.

Le manque, voire l’absence de communication est un des reproches qui revient le plus souvent à propos du gouvernement Akhannouch. À quoi est-il lié selon vous ? Au désir de se concentrer sur le travail et l’action, et moins sur la parole, comme l’assurent certains ministres ?

Le mieux, généralement, c’est d’être aussi bien dans l’action que dans la parole. Et le pire, sans doute, c’est de n’être ni dans l’un ni dans l’autre. À quelle catégorie appartient le gouvernement actuel ? Je ne saurais le dire, mais il est évident, et aujourd’hui tout le monde s’accorde à le dire, que le gouvernement Akhannouch manque de poids politique, de capacité à mobiliser, à convaincre, à s’adresser aux différentes couches de la population et aux acteurs politiques ou sociaux les plus importants pour pouvoir mener ce processus de réforme et de changement dont le pays a besoin.

J’aimerais rappeler à ce propos que dans son programme, il avait comme référence le Nouveau Modèle de développement, qui est une vision sur laquelle plusieurs composantes de la scène politique nationale, dont eux-mêmes, ont planché et se sont mises d’accord. Malheureusement, ce Nouveau Modèle de développement est passé à la trappe. Dans leur discours, les membres du gouvernement n’en parlent plus du tout. Résultat, cet exécutif, dont les Marocains attendaient beaucoup, est en train de décevoir.

Peut-on faire de la politique, et de surcroît diriger un gouvernement, sans parler aux gens ? La politique n’est-elle pas finalement d’abord la capacité à entendre le peuple, prendre son pouls, et répondre à ses besoins ?

Outre le fait que je ne suis pas dans la personnalisation du débat, permettez-moi de rester réservé sur ce point car je suis convaincu qu’il y a un certain nombre de questions qu’il est préférable de régler en interne.

Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que ce gouvernement, qui se targue d’être un gouvernement politique et de disposer d’une large majorité, n’est ni audible ni à l’écoute puisqu’il considère qu’il est dans son droit, et que la voie qu’il a choisie est la meilleure. Or, dans toute politique, il y a des concessions à faire et un prix à payer pour garantir la stabilité sociale et assurer des conditions de vie dignes à la population. C’est seulement comme cela que l’on peut avoir un champ politique et social ouvert, apaisé et propice à la mise en œuvre de réformes – si tant est que le gouvernement puisse en mener.

Mais j’ai l’impression que l’équipe Akhannouch n’arrive pas à intégrer ce b.a.-ba de la politique, considérant probablement que, malgré un certain nombre de manifestations et de protestations dans différentes couches de la population, il va y avoir une accalmie.

Vous conviendrez néanmoins qu’à sa décharge ce gouvernement n’a pas bénéficié d’un contexte global simple…

Comme je l’ai souligné dès le début de notre entretien, le pays doit composer avec un certain nombre de contraintes liées à la période post-pandémie et au contexte géopolitique international. Mais comme nous l’avons signalé au gouvernement à plusieurs reprises, nous ne sommes pas les seuls à connaître cette situation. Certains pays proches du Maroc et avec lesquels nous coopérons ont, eux, choisi d’agir et ont adopté un certain nombre de mesures que nous prônons.

Pourquoi le gouvernement marocain n’en a-t-il pas fait autant ? Pourquoi céder à la facilité et aller puiser dans le pouvoir d’achat des citoyens pour financer un certain nombre de mesures ? Il y a certes la conjoncture internationale, mais un gouvernement n’est pas censé s’abriter derrière elle et rester les bras croisés face aux souffrances d’une population. Un gouvernement doit trouver des solutions.

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