En Tunisie, une diplomatie en panne ?
Si un nouveau ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, a été nommé début février, la diplomatie tunisienne reste étrangement discrète, notamment vis-à-vis du reste du continent. Et pour cause : de nombreux postes d’ambassadeurs ne sont tout simplement pas pourvus.
À l’occasion de sa participation à la 32e session du sommet de la Ligue arabe à Djeddah, le 19 mai, le président tunisien s’est contenté de transmettre un message qui reflète une position décalée par rapport au monde arabe actuel. Au nom de la souveraineté, il a fustigé les tentatives d’instaurer un nouvel ordre mondial et appelé la Oumma à s’unir contre cette offensive.
Ce qui ne l’a pas empêché de formuler des vœux de paix et de résolution des conflits en évoquant la Libye, le Yémen et le Soudan. Des propos centrés sur la sphère arabe comme si elle n’interagissait pas déjà avec le reste du monde, et ce alors que le président ukrainien était l’hôte surprise de ce sommet.
Si personne n’a réagi aux propos du président, ils renforcent l’impression selon laquelle Tunis serait déconnecté des réalités régionales et géopolitiques. D’ailleurs le pays ne prend plus position dans les grands débats internationaux et ses votes dans les instances internationales demeurent inexpliqués, comme justement lors de son abstention en avril 2022 à l’occasion du vote de la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Une décision qui semble avoir été davantage dictée par une extrême prudence que par des relations fortes avec la Russie, et qui a eu pour résultat de maintenir la Tunisie à l’écart des discussions internationales sur le conflit russo-ukrainien. « On peut y voir l’influence de l’entourage du président qui ne s’est pas défait des idées des années 1970 prévalant alors dans les universités et vouant aux gémonies l’Occident et le “diable” américain », estime un ancien diplomate qui avait, un temps, intégré ce cercle.
Lors de son investiture en 2019, Kaïs Saïed s’était entouré d’ambassadeurs, dont Abderraouf Betbaïeb, qui a été l’un de ses ministres-conseillers, et Tarek Bettaïeb, représentant de la Tunisie en Iran, auquel il avait confié, pour une durée déterminée, la direction de son cabinet.
Il semblait alors évident que le président allait se saisir du champ diplomatique, dans lequel il pouvait exercer ses prérogatives et impulser une nouvelle dynamique dans les relations internationales de la Tunisie, d’autant que l’image du pays, qui n’avait pas capitalisé sur la vague de sympathie engendrée par la révolution de 2011, avait été passablement écornée par les attentats terroristes, mais aussi par une corruption endémique.
Trois ministres différents
Mais au fil du temps, Kaïs Saïed a montré qu’il n’était pas à l’aise sur la scène internationale, préférant les échanges avec ses pairs des pays arabes aux discussions avec des Européens ou des Occidentaux, qu’il estime être des donneurs de leçons. Finalement pour lui, « ce qui se passe à Tunis reste à Tunis ». Difficile pour un pays qui n’a pas les moyens de vivre en autarcie.
Après avoir changé trois fois de ministre des Affaires étrangères, le président semble en tout cas avoir trouvé en Nabil Ammar celui qui est capable de relayer sa pensée et d’étayer ses positions.
Difficile toutefois de ne pas constater une dégradation de la diplomatie tunisienne. Constat qui impose un état des lieux. Il n’est pas ici question de compétences humaines : ces compétences existent et les diplomates tunisiens ont largement fait la preuve, au cours de leur carrière, de leur entregent, qui a permis au pays d’être respecté sur la scène internationale.
« Il y a eu des prises de position courageuses, comme celle de Bourguiba sur la question palestinienne, mais aussi une attitude pondérée dans les débats internationaux et une présence active, notamment parmi les casques bleus », résume un politologue, qui estime que la Tunisie est, depuis, sortie des écrans radars en laissant près de 40 postes diplomatiques et consulaires vacants.
« Ce qui fait la diplomatie ce sont les hommes », ajoute-t-il, en notant que c’est Mohamed Karim Jamoussi, ambassadeur de Tunisie en France, qui a réuni, en marge du 60e anniversaire de la création de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), devenue Union africaine (UA), ses homologues africains pour débattre des moyens de « consolider les concertations et la coordination entre eux pour une meilleure complémentarité africaine ».
Une initiative louable, d’autant que la Tunisie est à la peine avec le continent. La crise sans précédent provoquée en février 2023 par les propos du président Saïed, qui avait évoqué un grand remplacement par le biais de la démographie des migrants clandestins et estimé que « l’objectif non annoncé des vagues successives de la migration clandestine est de considérer la Tunisie comme un État africain n’ayant aucune appartenance arabe et islamique », n’est pas encore oubliée. Par contre, le pari de la Tunisie de devenir un opérateur de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) et de la Comesa (Marché commun de l’Afrique orientale et australe) n’est pas encore gagné.
Un ambassadeur pour plusieurs États
En cause, notamment, une incongruité : l’absence d’un ambassadeur tunisien dans plusieurs pays africains. Les représentants de la Tunisie couvrent en effet en général plusieurs pays. Ainsi l’ambassade en Afrique du Sud couvre le Lesotho, Maurice, le Malawi, la Namibie, le Burundi, l’Angola, la Zambie, le Zimbabwe, le Mozambique et Eswatini.
Depuis Abidjan, le chef de la mission diplomatique tunisienne est aussi chargé du Togo alors que celui de Dakar gère le Cap-Vert, la Gambie, la Guinée-Bissau et la Guinée. Celui du Nigeria s’occupe de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), du Liberia, de la Sierra Leone, du Ghana et du Bénin. Certains territoires importants, comme le Mali, sont actuellement dépourvus de représentation tunisienne.
Un état de fait qui handicape d’abord les Tunisiens et leurs entreprises installées dans ces pays, ou ceux qui travaillent sur des projets et des partenariats. « Difficile d’opérer quand on est en déficit de représentation, que nos opérateurs financiers, banques et assurances ne sont pas présents, que les liaisons aériennes sont compliquées », déplore un expert tunisien des hydrocarbures installé en Sierra-Leone. « Le continent a intégré le développement, il relève les défis du digital, est hyperactif et attractif, mais la Tunisie s’imagine qu’il est encore coincé dans la bulle temporelle des années 1960 », ajoute un entrepreneur de BTP.
En cause, un manque de retour d’informations, voire une sous-évaluation des intérêts communs des pays subsahariens et de la Tunisie. « Faute d’ambassades agissantes, nous perdons de la compréhension de cette Afrique dont nous faisons partie », estime un spécialiste des migrations qui loue l’initiative de Mohamed Karim Jamoussi, mais déplore que la réunion organisée n’ait pas eu lieu en Afrique ou à Tunis.
« C’est aussi le moment de mettre en place des réseaux d’amis, de construire des relations nouvelles avec les compétences émergentes du continent », suggère Afifa, une étudiante en médecine qui envisage de suivre son hôtelier d’époux au Cameroun.
Pour certains, les projets africains ont d’abord besoin de stabilité et de visibilité sur ce que veut la Tunisie pour voir le jour. Mais les mêmes se disent perplexes en notant que le poste d’ambassadeur de Tunisie à Bruxelles, qui est chargé des relations avec l’Union européenne (UE), est vacant depuis février 2023, alors qu’entre temps, pas moins de trois réunions des ministres des Affaires étrangères européens ont traité de la Tunisie. « Un ambassadeur n’est pas juste un émissaire, mais aussi un défenseur des intérêts du pays et de son image », rappelle un spécialiste en communication politique.
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