Rachid Jankari : « En Turquie, une partie de l’opinion publique considère que les étrangers sont la source des maux du pays »

À la veille du second tour de l’élection présidentielle turque, Rachid Jankari, journaliste et entrepreneur marocain basé à Istanbul, livre sa vision du pays et de son rapport aux étrangers.

© Montage JA; Facebook Rachid Jankari

Publié le 27 mai 2023 Lecture : 6 minutes.

L’ACTU VUE PAR – Entre Casablanca et Istanbul, Rachid Jankari officie dans le journalisme, la communication, le digital et l’intelligence économique depuis 25 ans. En 2018, il a notamment lancé Turkish Doctors, une plateforme numérique d’assistance médicale destinée à créer une passerelle entre l’Afrique francophone et l’écosystème de santé turc, dans des domaines de pointe : greffe d’organes, neurochirurgie, cancérologie, cardiologie et orthopédie.

Impliqué, véritable amoureux de la Turquie, il suit avec intérêt et passion l’élection présidentielle turque. Il a livré son point de vue à JA.

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Jeune Afrique : Lors du premier tour de l’élection présidentielle turque du 14 mai, Recep Tayyip Erdogan a déjoué tous les pronostics en arrivant en tête. À la veille du second tour qui aura lieu ce 28 mai, comment analysez-vous ce résultat ?

Les résultats des élections, aussi bien présidentielle que parlementaires, révèlent un tournant dans la vie politique du pays. Le renouvellement de la confiance dans la coalition pilotée par le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) est le fait marquant de ce premier tour puisque Erdogan a pu récolter 27 millions de voix avec un taux de plus de 49 % contre 44 % pour son concurrent direct Kemal Kiliçdaroglu.

Pourtant, les sondages et les médias étaient unanimes et avaient donné l’actuel président perdant. Or le taux de participation très élevé – plus de 88 % – a prouvé l’intensité de la course et des enjeux entre les deux coalitions concurrentes.

Erdogan et son parti AKP, aux commandes depuis plus de 20 ans, ont tout fait pour défendre leur bilan malgré la crise économique, qui est le fruit de la chute de la livre turque et de l’explosion du taux d’inflation.

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Une fois aux urnes, une grande partie de la population a finalement préféré continuer l’aventure en lui offrant la majorité au Parlement, avec 322 sur un total de 600 sièges. Un atout qui va aider sa coalition à continuer ses chantiers, indépendamment de la pression de l’opposition nationale.

Mais alors pourquoi Erdogan a-t-il été donné perdant ?

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Les pronostics avant les échéances électorales ont donné l’AKP perdant à cause des conditions économiques difficiles liées à la chute de la monnaie, l’explosion de l’inflation et la montée des mouvements nationalistes hostiles au flux migratoire, aussi bien des Syriens que des étrangers en général. Pire encore, la Turquie a organisé des élections décisives après deux tremblements de terre qui ont fait plus de 50 000 morts.

C’est dire à quel point l’enjeu économique, migratoire et le contexte post-séisme ont pesé sur la course à ces élections. Néanmoins, la coalition de Erdogan a réussi à créer la surprise en arrivant à maintenir une grande partie de ses positions y compris au Parlement.

Cependant, malgré ce maintien du statu quo au sein de l’hémicycle, le prochain mandat – présidentiel et parlementaire – sera soumis à la pression des revendications économiques émanant de l’opinion publique. Celle-ci réclame notamment la stabilisation de la livre turque et la baisse du taux d’inflation, dont l’augmentation a été exponentielle.

Que pensez-vous du positionnement politique des deux candidats vis-à-vis des résidents étrangers dans le pays ?

Le clivage entre les deux candidats est clair. La coalition d’opposition a joué la carte du nationalisme à outrance pour mobiliser un éventail d’électeurs et de partis politiques hétéroclites. À l’inverse, celle autour de Erdogan a toujours été accusée d’être laxiste dans l’accueil des étrangers et la lutte contre les flux migratoires illégaux.

D’ailleurs, une partie de la communauté étrangère a été assez perturbée par cette montée fulgurante dans les médias et sur les réseaux sociaux d’un nationalisme exacerbé, qui a même menacé de renvoyer les Syriens et les étrangers dans leurs pays.

Néanmoins, la réponse des urnes a été catégorique : les nationalistes extrémistes n’ont obtenu aucun siège au Parlement et la coalition menée par l’AKP a conservé sa majorité.

Vous évoquez les étrangers installés en Turquie. A-t-on une idée claire du nombre de Marocains, de Maghrébins, de Subsahariens qui vivent dans le pays ?

Le flux migratoire du Maghreb et de l’Afrique francophone est récent en Turquie, comparativement au flux des pays arabes ou d’Asie turcophone. Une forte communauté maghrébine et subsaharienne s’est développée, depuis les années 2000. Parmi elle, on compte 20 000 Marocains.

Ce flux provient de trois sources différentes : les étudiants maghrébins et subsahariens qui sont tentés de continuer leurs études en Turquie, car les universités y sont attractives et le niveau de vie accessible. Il y a également les candidats à l’immigration clandestine, qui passent par la frontière avec la Grèce. Le dernier flux, certes marginal, est constitué d’entrepreneurs qui ont obtenu la nationalité turque à travers l’investissement immobilier, et par l’explosion des couples mixtes afro-turcs.

Quel rapport la Turquie entretient-elle avec le continent africain ?

La Turquie a renforcé son offensive sur le continent à travers la diplomatie, l’économie et la défense. Elle dispose d’un réseau dense d’ambassades dans plus de 44 pays. Quant à la valeur des investissements directs turcs en Afrique, elle dépasse les 6 milliards de dollars. Plus intéressant encore, les entreprises turques ont réalisé plus de 1686 projets d’une valeur de 77,8 milliards de dollars en Afrique.

Cet élan de coopération économique profite d’un écosystème boosté par la densité du réseau de la compagnie aérienne Turkish Airlines qui couvre 33 pays et 44 destinations en Afrique. Mais aussi du dynamisme de l’Agence turque pour la coopération et le développement (Tika) et de l’évolution soutenue de la Fondation Maarif – un réseau d’écoles et d’académies dédiées à la langue et à la culture turque – qui dispose déjà de 320 établissements déployés dans 25 pays d’Afrique.

Je suis convaincu que les communautés marocaine, maghrébine et africaine vont augmenter, surtout que la Turquie se fixe l’objectif de porter ses échanges avec l’Afrique à 50 milliards de dollars contre 25 milliards actuellement.

Pendant les élections, les réfugiés syriens ont été pris pour cible par les deux candidats. Quelle est la réalité derrière ces discours populistes calibrés pour les élections ?

Le discours anti-migration, et plus spécifiquement anti-syriens, a émergé sous l’effet de la crise économique liée à l’inflation et à la dévaluation de la monnaie. La leçon que l’on peut retenir de cette élection, c’est qu’il y a une différence entre la réalité sur le terrain, le vote des citoyens et les discours véhiculés par les responsables politiques ainsi que les médias.

Le courant nationaliste était dominant dans les médias et sur les réseaux sociaux. Cependant, la réalité des urnes renseigne sur son caractère marginal. Une partie de l’opinion publique en Turquie, à l’instar de l’Europe et des États-Unis, considère que les étrangers sont la source des maux économiques du pays. Or, sur le terrain, la force actuelle de la Turquie découle de son attractivité aussi bien auprès des touristes que des investisseurs étrangers.

Pourtant, ce populisme et ces discours xénophobes existent…

Bien sûr, cela a été un sujet central des élections. D’ailleurs, les opposants de Erdogan n’ont pas cessé de construire leur argumentaire électoral sur le retour forcé des réfugiés, surtout syriens, vers leur pays dans un délai de moins de 24 mois. Pour l’opposition, les maux du pays, que ce soit l’inflation, l’explosion des loyers, les offres d’octroi de la nationalité en contrepartie de l’investissement immobilier, sont le résultat du flux migratoire et des étrangers.

Pire encore, en vue du second tour de l’élection présidentielle du 28 mai, Kemal Kiliçdaroglu a adopté un ton et des thèmes inspirés des thèses ultra-nationalistes en mettant l’accent sur les « 10 millions de sans-papiers ». Un chiffre qui est loin du nombre réel des réfugiés syriens en Turquie.

Ce débat sur les Syriens et les étrangers continuera certainement après les élections. C’est une thématique structurelle du débat politique en Turquie. Néanmoins, la réussite de la coalition de Erdogan et ses chances de victoire au second tour de présidentielle sont, à mon avis, autant de facteurs de blocage institutionnel de toute velléité de l’opposition et des ultra-nationalistes de prendre des mesures discriminatoires vis-à-vis des Syriens et des étrangers en général à l’horizon des cinq prochaines années.

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