En Tunisie, la convocation de deux journalistes inquiète et indigne
Haythem el-Mekki et Elyes Gharbi, deux figures emblématiques de la radio indépendante Mosaïque FM, ont été convoqués par la police pour des propos sur les forces de l’ordre. Une nouvelle atteinte à la liberté d’expression qui inquiète.
Ils ne s’attendaient pas à être convoqués pour être entendus par l’unité d’investigation de la brigade criminelle d’El-Gorjani (Tunis). Et certainement pas pour « atteinte aux agents des forces de l’ordre », comme le précise la plainte déposée le 16 mai par un sécuritaire au nom d’un syndicat des forces de l’ordre. Encore moins pour des propos tenus à l’antenne lors de l’émission de Midi Show du 15 mai, qui a essentiellement couvert l’attentat perpétré la veille contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba. C’est pourtant la mésaventure qu’ont connue le journaliste Haythem el-Mekki et l’animateur Elyes Gharbi, deux pointures de l’audiovisuel tunisien qui se distinguent par leur pertinence, souvent perçue par l’exécutif comme de l’impertinence.
Certes, tous les deux se savaient dans le collimateur d’un pouvoir de plus en plus frileux à l’égard des médias. Depuis l’arrestation, le 13 février 2023, de Noureddine Boutar, patron de Radio Mosaïque FM, les deux compères de Midi Show, qui forment avec Zyed Krichen, également directeur du quotidien Le Maghreb, le trio phare de l’audimat tunisien, savaient être des cibles potentielles.
La question de la ligne éditoriale de la radio a d’ailleurs été, selon l’avocat du collectif de défense, Ayoub Ghedamsi, évoquée à plusieurs reprises lors de l’interrogatoire de Boutar. Au point que le juge d’instruction a placé ce dernier sous mandat de dépôt « pour avoir utilisé la ligne éditoriale de Mosaïque FM afin de porter atteinte au plus haut sommet du pouvoir et aux symboles de l’État, mais aussi pour envenimer la situation dans le pays ».
Coup de semonce
Un autre journaliste de la chaîne, Khalifa Guesmi, a aussi été poursuivi en vertu de la loi antiterroriste et du code pénal à la suite d’un article sur le démantèlement d’une cellule terroriste à Kairouan (Centre). Il lui a été reproché de ne pas dévoiler sa source alors que cette dernière s’était d’elle-même identifiée auprès des enquêteurs. Malgré toutes les preuves apportées, il a été condamné en appel, le 16 mai, à cinq ans de prison.
L’affaire Khalifa Guesmi a été un coup de semonce, un avertissement dont le message implicite invitait les médias à rentrer dans le rang. Mais c’était mal connaître Elyes Gharbi et Haythem el-Mekki, qui avaient tenu tête à Ben Ali et connu la répression policière sous l’ancien régime. De quoi forger un caractère et des convictions, en particulier l’attachement à une presse libre, dernier bastion face à un pouvoir qui entend contrôler les médias, même privés, et qui ne souffre aucune critique.
Au point d’avoir promulgué, en septembre 2022, le désormais fameux décret 54, qui, sous couvert de « lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication », punit d’emprisonnement assorti d’amende la publication et la diffusion de rumeurs ou fausses informations, sans toutefois les définir. Un texte ambigu et liberticide qui n’a pas empêché les journalistes de continuer à s’exprimer tout en sachant qu’ils couraient désormais des risques supplémentaires.
« Faire notre travail, accomplir notre mission », c’est ce à quoi s’engage régulièrement Elyes Gharbi à l’antenne. Une manière de sensibiliser le public au travail de journaliste, profession largement décriée depuis que les islamistes au pouvoir en 2012 avaient lancé une offensive contre ce qu’ils qualifiaient de « médias de la honte ». Un bras de fer qui avait tourné court face à la résistance d’une corporation qui, au lendemain de la révolution de 2011, pensait s’être définitivement affranchie d’un rapport ambigu avec les autorités. Dans cette relation tourmentée où le pouvoir préfère la répression à la régulation, les journalistes deviennent des dommages collatéraux.
Une plainte difficile à étayer
Entendus ce lundi, selon une avocate, pour « diffamation et propagation de rumeurs qui touchent la sécurité intérieure », Haythem el-Mekki et Elyes Gharbi ont été remis en liberté, mais l’affaire n’est pas close. Reste au magistrat instructeur à décider de les poursuivre ou de classer le dossier. Il lui sera néanmoins difficile de donner suite à cette plainte qui émane, comme c’est de plus en plus souvent le cas, d’un sécuritaire, d’autant que les propos de Haythem el-Mekki n’étaient ni diffamatoires ni insultants.
Il suggérait, lors de l’émission détaillant l’attentat de la Ghriba, de revoir les tests psycho-techniques lors du recrutement des jeunes sécuritaires pour identifier au mieux leurs motivations : se présentent-ils au concours pour défendre le pays et les citoyens, pour faire appliquer la loi, ou pour profiter de leur position pour commettre des abus ? Le journaliste avait contextualisé ses propos, soulignant que parfois, des bandits peuvent devenir policiers.
« Personnellement, je pense que cette affaire devrait être close parce que les déclarations de Haythem el-Mekki ne peuvent pas être considérées comme un dénigrement des forces de l’ordre », a déclaré l’avocat et président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Bassem Trifi, qui observe que la plainte, contrairement à ce qui a été dit, a été déposée à titre personnel et que « le plaignant ne représente pas le secrétariat général du syndicat des forces de sécurité intérieure ». De quoi s’interroger sur la tendance actuelle qui voit se multiplier les plaintes des sécuritaires, ou présumés tels, à l’encontre des médias et de la société civile.
Une situation singulière qui alerte un peu plus les défenseurs de la liberté d’expression. Le mouvement de soutien a été considérable sur les réseaux sociaux, mais hier matin, devant l’ancienne caserne ottomane d’El-Gorjani, seuls quelques irréductibles étaient venus apporter leur soutien aux deux journalistes vedette de Mosaïque FM. « Toujours les mêmes : des représentants de la société civile attachés aux droits de l’homme dont la plupart étaient déjà des opposants à Ben Ali », remarque en substance un chef d’entreprise.
« Ça n’est pas gagné »
Aux côtés du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), étaient présents Reporters sans frontières (RSF) et l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). « Il est plus utile de se mobiliser ensuite en cas de problème plutôt que de s’user à attendre des heures l’issue d’un interrogatoire », estime avec pragmatisme un journaliste qui assure que « la liberté d’expression est prise en otage » et que toute la bataille consiste à la libérer durablement, mais selon lui, « ça n’est pas gagné ».
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