En Tunisie, la peur d’une pénurie de pain gagne du terrain

Dans un contexte de hausse des prix et de difficultés d’approvisionnement en farine, les files d’attente s’allongent devant les boulangeries, tandis que l’angoisse du manque, justifiée ou non, s’installe.

Épicerie dans le quartier populaire d’Ettadhamen, à Tunis. © Ons Abid pour JA

Publié le 26 mai 2023 Lecture : 5 minutes.

« Ma mère m’agace : chaque fois que quelqu’un sort, elle lui demande de ramener du pain. À croire que nous allons mourir de faim s’il n’y a pas deux baguettes à table à chaque repas », raconte en riant Najoua, une fonctionnaire. Sa collègue de guichet raille : « Encore faut-il trouver du pain. On a des dizaines de sortes de pain, les unes plus savoureuses que les autres, mais sans farine ou sans semoule, il n’y a pas de pain, pas même mauvais ».

Elle fait référence aux difficultés à se fournir en farine et en pain, un fait devenu tout à fait ordinaire dans le quotidien des Tunisiens, pour qui cet aliment de base occupe une place centrale. Dès le début de la guerre en Ukraine, la crise sur les céréales avait été annoncée, et ses effets se sont fait ressentir en Tunisie. Depuis l’été 2022, la pénurie de farine est récurrente. Mais rien n’y fait : chacun tient à son pain quotidien.

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Ces dix derniers jours, les photos de files d’attente ou d’attroupements devant les boulangeries dans des villes comme Kairouan (Centre) ou Kasserine (Ouest) ont suscité la peur du manque. D’autant que pendant plusieurs mois, la version officielle assurait que les pénuries étaient orchestrées par des spéculateurs et des personnes malveillantes cherchant à faire chuter le pouvoir en suscitant une famine.

En réalité, il s’agit avant tout d’un problème d’approvisionnement : Kalthoum Ben Rejeb, la ministre du Commerce, reconnaît que la farine est venue à manquer. Ce n’est pas une première, puisque les Tunisiens se souviennent qu’en décembre 2021 six bateaux de blé sont restés en rade au port de Sousse dans l’attente du règlement de leur marchandise, avant de décharger leur cargaison. Une première illustration des difficultés financières du pays, qui tentait de négocier des échéances de paiement faute de pouvoir régler la livraison d’un bien de première nécessité.

Production locale insuffisante

À l’époque, et à raison, on avait imputé les difficultés à la crise économique due à la pandémie, sans imaginer que d’autres étaient à venir. Au conflit russo-ukrainien s’ajoute aujourd’hui l’effet du changement climatique et de la sévère sécheresse qui a compromis la production locale de céréales.

Pour le moment, le sujet est encore tabou. Néanmoins, Anis Kharbeche, membre du bureau exécutif de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap), annonce que la Tunisie est dans « l’obligation d’importer 100 % de ses besoins en blé dur, en blé tendre et en orge pour cette année, sachant que la production nationale ne suffit qu’à couvrir 10 % des besoins, soit trente jours de consommation en cas de bonne récolte ».

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S’il y avait des doutes, ils sont levés. Les besoins concernent toutes les céréales et excèdent largement l’habituelle importation de 80 % du blé tendre qui sert à confectionner du pain blanc. Ces difficultés financières ont rendu plus aiguë la dépendance du pays aux importations.

Dans les faits, le ballet des navires livrant du blé n’a pas cessé, mais le plus souvent, il s’agit d’aides d’institutions internationales, comme la Banque mondiale, de la Banque européenne d’investissement (BEI) et de la Banque africaine de développement (BAD), ou de pays, comme les États-Unis, qui ont fait parvenir 25 000 tonnes de blé dur fin avril. Lesquelles permettront de faire du couscous et le pain traditionnel à la semoule, mais on est loin du compte en termes de consommation de farine de blé tendre.

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Dans certaines régions, la situation est déjà critique. La ministre du Commerce a beau imputer les perturbations à la fermeture hebdomadaire de certaines boulangeries, l’argument passe mal, surtout qu’elle les attribue aussi à une surconsommation et surenchérit en assénant : « Il n’y a pas de crise alimentaire, la famine ne menace pas, il faut arrêter avec cet affolement. »

Une déclaration qui ne convainc pas une population pour qui le pain est fondamental. « De tels propos sont inutiles et infantilisants. La ministre semble ne pas savoir que la précarité touche même la classe moyenne et que de plus en plus de familles se nourrissent le soir d’un verre de lait et d’un gros morceau de pain », relève un économiste, qui rappelle que « le régime de Bourguiba avait connu l’une de ses plus grandes crises quand il avait été question d’augmenter en 1984 la baguette de quelques millimes », et évoque également une crise similaire en Égypte en 2017.

La position officielle est d’autant plus mise à mal que les explications les plus saugrenues se multiplient, allant jusqu’à imputer la surconsommation de pain à la vague de froid, comme le fait Houssem Touiti, directeur général de la concurrence et des enquêtes économiques au ministère du Commerce. Tandis que le président de la Chambre des boulangers, Mohamed Bouanen, assure que l’intervention du président de la République, Kaïs Saïed, a mis fin à la pénurie de farine, alors que les présentoirs des boulangeries restent vides.

Les subventions en question

Pour les gouvernements, des « émeutes du pain » sont une éventualité à éviter, mais il leur est insoutenable de continuer à subventionner les denrées alimentaires, dont le pain. C’est le cas en Tunisie, où la levée de la compensation est d’actualité et installe à la fois de l’anxiété et de la colère. La population ne comprend pas qu’un État envisage de se désengager aussi rapidement et aisément de son rôle social. Les dirigeants n’ont pas pris la mesure de ce que représente le pain, dont la Tunisie est l’un des plus gros consommateurs au monde avec une production quotidienne de 6,7 millions de pains qui nécessitent 6,5 millions de quintaux de farine.

« J’ai fait avec des prix qui flambent, j’ai composé avec la pénurie de sucre, de café, d’huile, mais on en est à faire la queue pour acheter du pain. Je n’aurais jamais cru qu’on en seraient réduits à ça », s’affole une mère de famille. Toucher au prix du pain ou à sa fabrication est tabou. Des boulangeries ont été boycottées quand elles ont réduit la taille de certains pains pour maintenir les prix.

Crise ou pas, les consommateurs ne tentent même pas de réguler leur consommation. Régulièrement, surtout pendant ramadan, l’Institut national de la consommation (INC) alerte sur le gaspillage de plus de 15,7 % du pain acheté, ce qui équivaut à 900 000 pains jetés par jour, soit une valeur globale de 33 millions d’euros par an.

Mais la peur du manque est plus forte que la rationalité, le rapport au pain restant de l’ordre du viscéral. Les famines, les épidémies et les guerres passées ont marqué les esprits et semé la crainte dans l’inconscient collectif. Les Tunisiens étaient persuadés que le développement et la modernité portaient la promesse implicite de ne plus jamais connaître le manque, la privation et le spectre de la faim.

Ils se rendent compte qu’il n’en est rien, et leur atavisme leur souffle que des difficultés plus grandes sont à venir, sur fond de mutations sociales, de fracture de la famille et d’individualisme croissant qui ont supplanté les traditions d’entraide et de solidarité prévalant chez les anciennes générations. Imperceptiblement, la résignation s’installe, mêlée de détresse et d’une colère sourde.

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