Rosine Mbakam : « Le Cameroun a besoin d’un souffle nouveau au niveau de la pensée »

La réalisatrice camerounaise signe « Mambar Pierrette », l’histoire d’une couturière et mère de famille isolée dans un quartier sensible de Douala. Un très beau film, présenté à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, sur la condition des femmes précaires dans une société camerounaise en crise.

Rosine Mbakam lors d’une conférence de presse sur la présence du cinéma belge francophone au festival de Cannes, organisée par le centre du cinéma et de l’audiovisuel en Fédération Wallonie-Bruxelles, à Bruxelles, mercredi 19 avril 2023. © Shutterstock/SIPA

eva sauphie

Publié le 28 mai 2023 Lecture : 7 minutes.

Autrice de deux documentaires acclamés par la critique, Les Deux Visages d’une femme Bamiléké (2016), et Chez jolie coiffure (2018), Rosine Mbakam pose une nouvelle fois sa caméra sur un personnage féminin dans un premier long-métrage de fiction, Mambar Pierrette. Cette pépite naturaliste raconte l’histoire de Pierrette, une couturière qui vit dans un quartier difficile de Douala. Mère de trois enfants, qu’elle élève seule, elle peine à joindre les deux bouts en pleine période de rentrée scolaire, sans jamais se laisser abattre.

En suivant la trajectoire de cette femme courage et celle de ses clients aux conditions de vie tout aussi précaires, la cinéaste rend compte des défaillances de la société camerounaise et d’un système économique sévèrement frappé par la crise anglophone.

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Jeune Afrique : Les femmes occupent une place importante dans votre œuvre. Qu’avez-vous envie de raconter de leurs conditions de vie dans la société camerounaise ?

Rosine Mbakam : J’avais juste envie de raconter d’autres histoires, des histoires que j’avais très peu vues à la télévision quand j’étais plus jeune. Celles que je vivais dans ma famille, à travers les membres de ma famille, qui étaient des héros du quotidien. On ne voit pas souvent cette image-là de l’Afrique ou du Cameroun. Je désirais montrer cette force-là, qui m’a portée tous les jours mais qui n’existait pas en images au cinéma ni à la télévision.

Vous posez votre caméra à Douala, dans un quartier difficile et violent inspiré de votre enfance passée à Mvog-Ada, Yaoundé. En vingt ans, les choses ont-elles changé ?

C’est un quartier chaud de Yaoundé. Ça l’était encore plus quand j’étais petite, dans les années 1990. Malgré la violence, il y avait beaucoup d’artistes qui y vivaient et qui y vivent toujours, dans des conditions difficiles. C’est ce qui fait la particularité de ce quartier-là. Il y a une délinquance sévère qui est le signe d’une précarité, mais qui ne lui est pas spécifique. Elle reflète la précarité générale dans laquelle est plongé le pays. Les gens s’autogèrent complètement. Même s’il n’y a pas de travail, ils font en sorte d’en trouver, ils en créent par eux-mêmes, et cela passe souvent par la délinquance.

« Mambar Pierrette » de Rosine Mbakam. © Tandor Productions

« Mambar Pierrette » de Rosine Mbakam. © Tandor Productions

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Vous mettez la lumière sur l’économie informelle spécifiquement féminine, notamment grâce au système de tontines, qui est structuré mais fragile puisque les femmes ne sont pas protégées. L’accès aux droits et à la protection des travailleuses est-il en marche au Cameroun, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire avec la récente création d’un syndicat de travailleuses ?

Pas vraiment. Il y a encore cette culture traditionnelle qui demeure très forte et qui se confronte à une modernisation nouvelle mais qui a du mal à s’imposer. Les gens ont essayé de défendre leur droit à la sécurité sociale, par exemple, mais c’est difficile de construire un modèle qui vient de l’extérieur. Si des choses sont mises en place à l’égard du droit des travailleuses, elles doivent se penser en fonction du quotidien et des habitudes des personnes.

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Si on prend un système importé d’Occident ou d’Europe, cela ne fonctionnera pas puisque ça paraîtra toujours comme quelque chose d’étrange, ça ne rassure pas les populations. Je ne vois pas ma mère ou mes tantes prendre leur argent et le mettre dans une banque. Elles font confiance à leurs copines. Parce que c’est un système qui émane de leur réalité, qui n’est pas importé. Or on veut reproduire les systèmes occidentaux que l’on voit dans les films. C’est ce conflit-là qui existe aujourd’hui.

On le voit notamment dans le film quand Pierrette veut prendre rendez-vous auprès de l’aide sociale pour obtenir du soutien en l’absence du père de ses enfants, et que son entourage ne comprend pas ce choix. Est-ce une question générationnelle ?

Exactement, je voulais montrer ce conflit générationnel. Chaque génération apporte quelque chose qui lui appartient. Bien que nos tantes et nos mères nous transmettent des valeurs, on doit faire nos propres choix, tracer notre propre route. Et cela vient souvent se confronter à l’héritage reçu, il y a toujours une forme de résistance. La tradition veut que l’on reproduise ce que l’on nous a transmis. Or nous des personnes différentes de nos aînés, et on vit dans des contextes complètement différents.

Ma mère m’a transmis ce qui était important pour elle, en me laissant la liberté d’être

Mais ce conflit se fait avec beaucoup d’amour et beaucoup de liberté. Je pouvais généralement faire mes propres choix, et cette autonomie que l’on m’accordait m’a toujours impressionnée. Les mamans ne sont pas dans le jugement. Elles nous disent ce qu’elles pensent de nos décisions, mais nous laissent notre libre arbitre. Je voulais montrer cette liberté, où rien n’est imposé, et qui nous manque aujourd’hui dans notre société.

Ce qui est très rare dans les représentations de la société africaine où l’on a tendance à voir des figures matriarcales très fermes

Et ce n’est pas le cas ! Je suis contre ces représentations-là. On perçoit la culture et la tradition africaines comme quelque chose de très rigide, qui s’abat sur l’entourage. Ce n’est pas ce que je vis. Ma relation avec ma mère, qui a grandi dans une culture très traditionnelle, ne m’a jamais fait sentir le poids de cette tradition. J’ai senti au contraire une femme qui voulait me transmettre ce qui était important pour elle, en me laissant la liberté d’être.

Vous montrez la sororité qui existe entre les mères, les femmes, les tantes, malgré la précarité. Et qui rend le film très tendre.

J’avais envie de montrer cette solidarité entre femmes que l’on a tendance à banaliser. On a l’habitude de mettre en valeur des grandes choses, même dans le cinéma, de mettre l’accent sur les grands actes. Non, ce sont ces petites choses, ces petites actions du quotidien qui transforment des vies. Pierrette parvient à acheter des cahiers d’école pour ses enfants grâce au prêt d’une tontine, grâce à une tante qui lui donne un peu d’argent, etc. Tout cela participe à la grandeur des personnages, dans la sobriété.

Il y a en revanche une figure d’autorité dans le film, l’employée à l’aide sociale, qui incarne le poids des traditions et le patriarcat alors même qu’elle est une femme. Qu’aviez-vous envie de dire à travers ce personnage ?

Je ne montre pas son visage pour une bonne raison. Elle aurait tout aussi bien pu être un homme. Elle incarne la rigidité d’une société qui finit toujours par nous fermer les portes, par nous oppresser et par nous imposer un cadre. Je voulais que cette société-là n’ait pas de visage, car on peut la transposer partout et s’y retrouver. Par ailleurs, on s’attend à ce que les femmes se montrent solidaires, or ce n’est pas toujours le cas. Et je souhaitais montrer cette nuance-là.

Lorsque je fais un film, c’est pour que les gens se voient et pensent en fonction de leur réalité. Quand on aura cette liberté de penser, on pourra tout faire

Pierrette s’insurge souvent contre la situation du pays. Quel est votre regard sur les crises économiques, anglophones, sécuritaires que traverse le Cameroun, dirigé par le même chef d’État  depuis plus de 40 ans ?

J’espère qu’il y aura un souffle nouveau. Le pays en a besoin. Je souhaite ce changement ait lieu surtout au niveau de la manière de penser. La politique ne change pas la condition des gens ni leur pensée. En tant que réalisatrice, quand je fais un film c’est pour que les gens se voient et pensent en fonction de leur réalité. Quand on aura cette liberté de penser, on aura la possibilité de tout faire. Toute création, toute invention est d’abord pensée. Mais quand cette réflexion est enchaînée à une réalité qui n’est pas la nôtre, on ne peut pas avoir d’emprise sur notre quotidien. Si les jeunes camerounais commencent à penser par eux-mêmes, ils pourront tout faire, politiquement, socialement, à tous les niveaux.

Il y a une créativité énorme au Cameroun. J’ai tourné avec ma famille, avec des gens qui n’avait jamais fait de cinéma avant, et de les voir jouer avec une telle qualité est impressionnant. Je voulais juste montrer à quel point on regorge, en tant que Camerounais mais aussi en tant qu’Africains, de ressources personnelles incroyables, que l’on n’a pas encore totalement explorées. J’espère que le film va permettre à la jeunesse de retrouver cette confiance, et ainsi nous donner à tous l’occasion de continuer à réellement nous construire sur nos propres forces, notre propre culture et notre propre identité, et non sur une culture empruntée.

Alors que la société civile est muselée, croyez-vous en l’art et en la culture pour influer sur la société et la pensée ?

C’est ce qui a construit mon désir de cinéma, lequel a d’abord été nourri par des images occidentales. Je dois déconstruire cela, et me reconnecter à ma propre réalité pour pouvoir faire des films qui questionnent, et qui pourront peut-être enrichir cette réalité, la nourrir pour améliorer la société. C’est de cette manière que commence une révolution pour moi, lorsque l’on commence par penser par nous-même. Toute l’Afrique pense en fonction de l’Occident. On croit que le bien-être se trouve ailleurs. Mais ce n’est rien d’autre qu’une question économique. S’il y avait un équilibre économique au Cameroun et plus largement en Afrique, je ne suis pas sûre qu’il y aurait une telle vague d’immigration.

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