« L’Île rouge » revisite l’emprise coloniale de la France après l’indépendance de Madagascar
Sans nostalgie et en montrant un contexte socio-historique lourd, le réalisateur Robin Campillo raconte quelle était la vie sur la Grande Île dans les années 1970.
« Quand un Blanc dort, on respire mieux », dit Miangaly, jeune femme en couple avec Bernard, militaire français envoyé à Madagascar au début des années 1970. Elle parle en malgache à Andry, que Bernard a présenté comme « son frère », et les masques tombent. Il y a un avant et un après cette phrase dans L’Île rouge de Robin Campillo, le réalisateur de 120 Battements par minute, césar du meilleur film 2018.
Base militaire 181 d’Ivato
Au départ, le réalisateur français né en 1962 à Mohammédia (Maroc), déroule une chronique familiale inspirée d’une histoire vraie. « Mon père était sous-officier dans l’armée de l’air française. Mes parents, mes frères et moi sommes tous nés au Maroc, et avons vécu en Algérie par la suite. Notre dernière destination a été la base militaire 181 d’Ivato à Madagascar », confie-t-il. Les événements défilent sous les yeux de Thomas, enfant fasciné par Fantômette, personnage de romans pour la jeunesse.
De l’héroïne populaire en France des années 1960 aux années 1980, le garçon curieux s’inspire du regard perçant sur les situations et sur les gens, pour gratter le vernis des apparences. Ainsi, Thomas est tapi dans un trou de souris quand les couples autour de lui se délitent, les uns ouvertement, les autres insidieusement : « Ce que j’ai essayé de faire, c’est de mettre mes souvenirs en perspective, non pas pour trouver une vérité historique ou autobiographique, mais plutôt pour créer un monde sensoriel, celui de Thomas. Une conscience naissante qui découvre les choses sans toutefois les comprendre tout à fait. »
Cet éveil aux sens donne un faux rythme à L’Île rouge, une langueur à l’inverse de la frénésie de 120 Battements par minute. L’action se passe aussi hors-champ, comme quand Odile, nostalgique de la France, quitte son mari Bernard. On ne l’apprend que lorsqu’il paraît avec Miangaly lors d’une fête de Noël. Cette union suscite les murmures, les désapprobations et pire encore : un prêtre exorcise le jeune homme pour l’arracher au diable.
Couple mixte impossible
Ce couple impossible est la manifestation patente de ce que Robin Campillo avait déjà suggéré par la quasi-absence des Malgaches dans la vie des Français. Pendant la majeure partie du film, ils apparaissent par le bout de la lorgnette. Dès la première scène, un homme de maison malgache voulant débarrasser un tuyau d’arrosage est discrètement sommé de se retirer lors d’un repas entre amis.
Un effacement expliqué par le réalisateur : « Pendant presque tout le film, les Malagasys [Malgaches] sont comme des figurants que l’on aperçoit à peine. Ils sont présents à l’école, à l’église, dans les rues de la base militaire, mais on ne fait pas attention à eux. Le film rejoue ainsi la cruauté de la colonisation. »
Et puis il y a cette scène où le film bascule dans l’après. La veille du départ de sa famille en France, Thomas, habillé en Fantômette, espionne le couple Bernard et Miangaly. Bernard insiste pour que la jeune femme le suive en France mais elle refuse. L’homme est soûl et il confond amour et possession. La métaphore coloniale saute aux yeux. Il faut l’intervention d’Andry, le « frère » de Bernard, pour que cesse la dangereuse descente vers la violence. Bernard s’écroule de fatigue et Miangaly prononce cette phrase : « Quand un Blanc dort, on respire mieux. »
Enfin protagonistes de leur histoire
La jeune femme retrouve sa langue et sa liberté de parole. Le dernier quart d’heure est en malgache, et les Malgaches qui étaient jusqu’alors des figurants « deviennent les protagonistes du film et surtout de leur propre histoire ».
Sont alors évoqués, dans des circonstances que nous ne dévoilerons pas, les inégalités sociales, l’enseignement persistant du français, le discours de Joseph Gallieni, général et gouverneur général de Madagascar de 1896 à 1905 justifiant sa « politique des races » et la répression sanglante de l’insurrection de 1947 – en particulier le massacre de Moramanga.
C’est presque deux films en un que propose Robin Campillo, chronique familiale puis manifeste politique. Il évite l’écueil de la nostalgie en dévoilant le contexte socio-historique derrière les sourires forcés des militaires français et de leurs proches. Ceux-ci s’escriment à jouer un rôle dans leur famille. Ces faux-semblants les propulsent dans une fuite en avant semblable à l’illusion que furent les années de l’emprise coloniale après l’indépendance.
L’Île rouge, de Robin Campillo, en salles le 31 mai 2023
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