Aisha Dème : « Nous continuerons de nous battre au Sénégal contre un troisième mandat »
À l’heure où les questions politiques dominent le paysage médiatique sénégalais, rencontre avec une actrice centrale de la vie culturelle dakaroise.
L’ACTU VUE PAR – Personnalité de la vie culturelle dakaroise, fondatrice de l’AgenDakar, laquelle recense les principales activités culturelles de la capitale sénégalaise, Aisha Dème vient de publier Dakar, nid d’artiste, aux éditions Malika (370 pages, 48 euros). Un beau livre, élégamment illustré, qui laisse entrevoir la vive créativité qui anime la cité. Photo d’ambiance y alternent avec portraits et mots d’artistes qui font vibrer l’atmosphère électrique de la ville. Rencontre, à l’heure où les questions politiques dominent le débat.
Jeune Afrique : Votre livre décrit Dakar comme une ville très créative. Elle bénéficie aujourd’hui d’une belle réputation dans le monde culturel, comment l’expliquez-vous ?
Aisha Dème : C’est d’abord dû à cet héritage de grands hommes et femmes de culture qui, depuis des décennies, contribuent à faire briller le Sénégal et Dakar comme une plaque tournante de l’art africain et même mondial. On pense bien entendu au Fesman [le Festival mondial des arts nègres] !
Il y a aussi cette nouvelle vague de jeunes, très dynamiques, très connectés sur les réseaux sociaux et qui montrent leur travail. Dakar a toujours été très créative, peuplée d’artiste très talentueux, mais désormais, ils sont plus visibles. Et puis il y a beaucoup d’événements culturels, comme la Biennale de Dakar qui se démarque comme un moment phare depuis des années, un moment majeur en Afrique et dans le milieu de l’art contemporain dans le monde. Elle attire énormément de gens, et ceux qui y participent découvrent une ville accueillante, créative, vibrante, qui bénéficie d’une belle météo…
Il n’y a pas que la météo qui attire les artistes…
Le Sénégal est un pays inexplicable ! On parle toujours de la magie de Dakar, parce que l’on n’arrive pas à mettre un mot dessus. La créativité est présente dans la vie de tous les jours, dans la rue, à la plage, partout. Les artistes trouvent une inspiration dans Dakar et ses attributs, son histoire et sa vivacité. Les changements qui s’y opèrent apportent une curiosité, un besoin d’écrire, de décrire Dakar.
Il fallait parler de ces talents de Dakar qui ne sont pas visibles tout le temps et dont on ne parle pas assez
Comment avez-vous, dans ce foisonnement, sélectionné les artistes qui composent votre livre ?
Il est important que l’on se raconte, et il n’y a rien de mieux que de se raconter à travers nos artistes et penseurs. L’idée était d’avoir une palette représentative du Dakar culturel, avec tous les secteurs de l’art, de la musique à la sculpture, en passant par toutes les générations. J’ai choisi selon ma sensibilité, des artistes que je connais qui travaillent à Dakar ou qui ont eu un impact sur la ville.
Je me suis appliquée à ne pas sélectionner que des gens très connus. On aurait pu se contenter de Youssou N’Dour, Coumba Gawlo, Souleymane Bachir Diagne, Omar Victor Diop, et bien vendre le livre, mais il fallait aussi parler de ces talents de Dakar qui ne sont pas visibles tout le temps et dont on ne parle pas assez.
Savez-vous comment se présente la future Biennale de Dakar ?
J’étais il y a peu de temps à une conférence avec El Hadji Malick Ndiaye, qui était le commissaire de la dernière édition, et je sais déjà qu’elle sera très belle, même si je ne sais pas encore quelles innovations elle nous apportera ! La Biennale de Dakar se réinvente souvent au goût des actualités, des créations et des artistes, et nous surprend toujours avec beaucoup de nouveautés, en particulier dans les off ! Il est juste incroyable d’avoir 400 expositions dans cette ville, qui viennent démontrer sa puissante créativité.
Quels événements artistiques attirent le plus les Dakarois ?
Je dirais la musique et les concerts. Mais aujourd’hui, les gens s’intéressent de plus en plus aux expos. Outre la biennale, il y a le « Partcours », qui regroupe trente espaces culturels dans la ville et qui existe maintenant depuis onze ans, avec des ténors comme Koyo Kouoh, Mauro Petroni, Marie-Thérèse Diatta…
Tous ces espaces font vivre la scène artistique dakaroise, avec des balades de nuit, des visites de galeries, des performances. Les galeries d’art ouvrent aujourd’hui leurs portes plus facilement, ce n’est plus quelque chose qui fait un peu peur à la population. Elles intègrent des DJ sets lors des vernissages pour attirer plus de jeunes. Cela se popularise un peu. J’en profite pour rendre hommage à Binette Cissé, de la galerie Vema, qui contribuait déjà à cette popularisation dès la toute première biennale, en 1992, en organisant le tout premier off au 8F, son propre appartement.
Quels quartiers sont les plus actifs sur le plan culturel ?
Je dirais d’office mon quartier, celui de la Médina, qui est le meilleur au monde. Il n’est pas forcément le plus vivant sur le plan culturel, mais il est vivant tout court ! Nombre d’artistes connus sont d’ici, beaucoup habitent aujourd’hui du côté des Mamelles, où l’on trouve des espaces culturels, des boutiques de créateurs… Il y a aussi ce musée à ciel ouvert dont on a beaucoup parlé, l’Espace Médina, en collaboration avec le laboratoire AgitA’rt.
Et puis il y a la banlieue, avec l’association Africulturban, présente depuis des années, le centre G Hip Hop de Guédiawaye, etc.
Vous avez cessé de piloter l’AgendDakar que vous aviez lancé…
J’ai passé la main en 2014, mais je continue de beaucoup donner des infos sur mes réseaux sociaux, parce que les gens me suivent pour cela. Je propose toujours des « kits de survie » sur mon site à chaque grand moment culturel. On m’écrit beaucoup pour savoir comment s’orienter dans un événement aussi énorme que la Biennale de Dakar, et je le fais avec plaisir, en expliquant comment y aller et ce qu’il ne faut pas manquer !
Le Musée des civilisations noires a-t-il trouvé sa place dans la vie culturelle de Dakar ?
Doucement mais sûrement. La présentation de mon livre sur Dakar a été faite là-bas, et j’en suis très heureuse, c’est un lieu symbolique. Beaucoup d’événement s’y déroulent comme les Ateliers de la pensée [qui ont été initiés par le Sénégalais Felwine Sarr et par le Camerounais Achille Mbembe], ainsi que de nombreux colloques et rencontres. Nos œuvres ramenées de France, dont le sabre de El Hadj Oumar, y sont soigneusement gardées. Picasso ou De Vinci y ont été exposés.
Récemment, Coumba Gawlo y a fait un retour magnifique. L’industrie créative y a accueilli la princesse Astrid de Belgique pour présenter des projets à des investisseurs. Le musée est un très bel espace pour ce genre de cérémonie, et il apparaît très tendance, très « classe » de s’y rendre. Il existe certainement des approches permettant de démocratiser le lieu, et d’offrir une meilleure appropriation des artistes.
Ce musée est une forme de réponse à la période coloniale. Avez-vous le sentiment que le sentiment anti-français se développe au Sénégal ?
Sur certains aspects oui, mais je dirais surtout qu’il y un besoin de se réapproprier son « indépendance », son dû. Les Sénégalais dénoncent certains partenariats et certaines conventions… Concernant la présence des multinationales, on peut par exemple entendre : « Auchan dégage ! »
C’est une colère, un ras-le-bol : la population se sent lésée, frustrée, il faut savoir l’écouter. Dans le secteur culturel, nous sommes dans un milieu d’échanges, de dialogues, de rencontres. Nous pouvons bien rester dans notre bulle, à échanger avec l’Institut français, à organiser de beaux concerts, de belles expos… mais ce n’est pas cela la vraie vie du vrai Sénégalais. Nous appartenons à un milieu un peu élitiste, il faut savoir le reconnaître. Le vrai Sénégalais, qui trime et qu’Auchan prive d’un marché où il pouvait vendre ses propres produits, il faut savoir entendre sa colère.
La question du troisième mandat de Macky Sall, à l’approche de l’élection présidentielle, agite-t-elle aussi le milieu culturel ?
Beaucoup. En fait, elle agitait déjà tout le monde depuis bien longtemps, en particulier les rappeurs, qui sont en général les plus engagés sur ces questions. Ce sont eux qui s’affichent le plus et qui se font le plus arrêter. Certains, comme Nitdoff, l’ont été pour avoir dit des choses sur les réseaux sociaux, mais tous demeurent très engagés.
Depuis les manifestations du 1er juin, tout le monde est impliqué. Comment ne pas l’être ? La situation est très grave. Entre le 1er juin et aujourd’hui, il y a eu une vingtaine de morts, des centaines de blessés, des centaines d’arrestations ! C’est inimaginable. Artistes, penseurs, influenceurs, les communautés des réseaux sociaux élèvent la voix, relayent les informations en temps réel et mobilisent pour venir en soutien aux victimes.
Vous-mêmes, qu’en pensez-vous ?
Je ne reconnais pas mon pays et je suis dévastée par ce qu’il se passe. Je le suis d’autant plus que je le vis de loin. Des manifestants tués, des activistes, journalistes, opposants arrêtés pour avoir exprimé leur opinion, l’accès à internet restreint… Où est la démocratie pour laquelle les Sénégalais se sont toujours battus ? En 2012, nous portions tous le même combat contre un troisième mandat du président [Abdoulaye] Wade, un combat qui a permis d’élire le président Macky Sall, lequel nous avait donné sa parole.
Cette jeunesse se bat pour sa démocratie, mais on lui tire dessus
Nous continuerons de nous battre contre un troisième mandat. L’histoire se répète devant une jeunesse épuisée et en manque de perspectives, séparée des élites par des gouffres de milliards [de F CFA], ces chiffres mirobolants qu’on leur sert à tout va, pendant que beaucoup peinent à assurer même un repas. L’histoire se répète, et cette jeunesse se bat pour sa démocratie, mais on lui tire dessus. C’est une aberration.
Quel regard portez-vous sur l’affaire Ousmane Sonko, accusé de viols et de menaces de mort ?
Il y a quelques jours, j’aurais pu m’exprimer… Mais quel est l’intérêt de commenter une décision de justice ? La justice a parlé et le peuple a répondu. La jeunesse s’est exprimée avec force et clarté. La question d’aujourd’hui, c’est pourquoi la confiance en la justice est-elle rompue ? Pas seulement en la justice, mais en tout le système de gouvernement, qui est censé protéger le citoyen. Nous sommes tous dévastés par cette faillite.
Au milieu de toutes ces bagarres politiques, le corps d’une femme a peut-être été utilisé à des fin politiques
En tant que femme, je voudrais attirer l’attention sur le fait qu’au milieu de toutes ces bagarres politiques, le corps d’une femme a peut-être été utilisé à des fin politiques. Le viol est banalisé, et durant les manifestations, des esprits malveillants ont attaqué et souillé le corps de certaines jeunes femmes. Les politiciens doivent prendre leurs responsabilités et gérer les confrontations qui mettent en danger la vie des jeunes et fragilisent les femmes.
Le milieu culturel doit-il, comme vous le dites, sortir de sa bulle privilégiée ?
Nous y travaillons tous d’arrache-pied. La culture doit être accessible à tout le monde. Je ne viens pas du milieu de la culture, mais du milieu informatique. C’est pour cela que j’ai créé l’agenda culturel de Dakar, parce que l’information manquait et que je pouvais digitaliser. La population ne pouvant pas accéder à l’information culturelle, elle ne se rend même pas aux expos, elle ne participe pas aux événements. Il est important de la sensibiliser pour qu’elle comprenne et se rende compte que c’est important.
La culture, c’est d’abord le peuple
Acteurs culturels et artistes, nous en sommes à présent très conscients. De nos jours, une expo ne se tiendra pas forcément dans une galerie, elle pourra avoir lieu dans la rue ! Il existe aussi beaucoup de collaborations et de projets qui vont vers la population. Je trouve cela nécessaire et très beau. La culture, c’est d’abord le peuple. C’est une façon de sauvegarder nos mémoires. C’est l’essentiel, c’est mon combat. Les enfants sont au cœur du processus, et il faut semer des graines de culture, c’est la seule façon que nous avons de sauvegarder notre patrimoine et de pouvoir raconter nos histoires. Il est fondamental de pouvoir nous raconter nous-mêmes.
Que pensez-vous des projets des cinéastes Ladj Ly et Alain Gomis au Sénégal ?
Ce sont de magnifiques projets visant à populariser la culture et structurer le secteur. Alain Gomis est allé installer le Centre Yennenga à Grand Dakar, dans un quartier très populaire où l’accès des jeunes est facilité. Il y propose des formations, des rencontres et des projections. Des projets qui naissent ici enrichissent l’écosystème, et c’est magnifique. Ladj Ly et Alain Gomis auraient pu se contenter de leur succès et ne rien faire, mais ils ont décidé de pratiquer le « giving back ».
Et le projet d’Akon, qui rêve de bâtir une smart city, à 90 km de Dakar ?
Franchement, je crois que les Sénégalais n’y croient pas vraiment. Avec Alain Gomis, nous voyons du concret, il ne fait pas émerger une ville, mais il forme des jeunes.
Le Festival de Cannes vient de s’achever. Qu’avez-vous éprouvé en voyant Ramata-Toulaye Sy monter les marches pour son film Banel et Adama ?
J’ai été très, très fière d’elle, il est important que l’Afrique se raconte et que nos histoires soient entendues à travers le monde. Cannes est une plateforme incroyable pour le cinéma. Le Festival permet d’amplifier et de faire entendre nos histoires de façon beaucoup plus large. Voir une Sénégalaise briller sur la Croisette est toujours un bonheur. Je suis d’autant plus heureuse que c’est une femme. Quand on est femme et noire, le chemin est encore plus difficile, alors je célèbre et salue le travail de Ramata-Toulaye.
Son film attirera-t-il du monde dans les salles ?
Oui, parce que les Sénégalais aiment les histoires d’amour, et que l’on a besoin aujourd’hui de s’arrêter et de repenser les relations humaines. Il attirera aussi parce qu’il est allé à Cannes et que les Sénégalais en sont fiers, tout comme ils l’étaient pour le film de Mati Diop [Atlantique, sorti en octobre 2019]. Ils l’accueilleront avec joie et montreront leur soutien à leur sœur.
Et en ce qui vous concerne, quels sont vos projets ?
J’ai lancé un projet d’incubateur pour accompagner les entrepreneurs culturels en 2019, mais Malika Slaoui [la fondatrice de Malika Editions] est venue avec ce projet de livre, lequel m’a finalement pris trois ans. Mon agence d’ingénierie culturelle, Siriworo, propose de la consultance sur des thèmes très différents, pour accompagner des artistes ou des projets qui m’interpellent. Je continue sur cette lancée.
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