Au sujet de l’esclavage, la Normandie fait enfin son devoir de mémoire
L’exposition « Esclavage, mémoires normandes » retrace en trois temps l’implication des villes du Havre, de Honfleur et de Rouen dans la traite atlantique. Un passé peu exposé, à découvrir jusqu’au 10 novembre.
Après Bordeaux et Nantes, et sa très riche exposition « L’Abîme » en novembre 2021, c’est au tour des villes normandes de dévoiler les pages les plus sombres de leur histoire. Au total, plus de 150 000 hommes, femmes et enfants ont été déportés d’Afrique et mis en esclavage aux Antilles lors des expéditions qui ont eu lieu entre 1750 et 1848. Un passé esclavagiste que d’aucuns ne connaissaient pas vraiment jusqu’à présent.
« Honfleur est réputé pour son image de carte postale. Or la ville a été un acteur puissant de la traite atlantique en Normandie comme en France, classée au 5e rang des ports négriers français, totalisant près de 5 % des expéditions mondiales au XVIIIe siècle, rappelle Benjamin Findinier, conservateur des musées de Honfleur, co-commissaire de l’exposition au musée Eugène Boudin. Cet espace est l’une des trois étapes de la grande exposition « Esclavage, mémoires normandes » inaugurée le 10 mai, date symbolique de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.
Travail de mémoire tardif
L’escale honfleuraise présente environ 70 documents, dont près de 90 % d’entre eux sont dévoilés pour la première fois au grand public. Une lettre indiquant que la ville de Honfleur est à la recherche de nouveaux comptoirs, des journaux de bords décrivant les conditions de la traversée (météo, navires croisés, etc.), des tableaux de traite et autres cartes des côtes d’Afrique occidentale, de la Côte de l’Or (actuel Ghana) et de Sierra Leone (principal site d’achat de captifs de la ville), des représentations de navires quittant le port pour l’Afrique, un plan en aquarelle permettant de faciliter la navigation jusqu’à Saint-Domingue… Autant de pièces qui sommeillaient jusqu’alors dans les archives du musée de la marine de la ville, attestant de la puissance honfleuraise durant cette période.
Un passé enfoui qui a de quoi interroger. C’est pendant les premières expéditions lointaines du XVIIe siècle que des familles honfleuraises ont pu s’enrichir et pratiquer le petit et le grand cabotinage. Parmi elles, les Coudre-Lacoudrais, Picquefeu de Bermon et autres Baillet. « C’est un sujet délicat qui pouvait gêner les descendants de ces familles-là, que l’on ne trouve néanmoins plus du tout dans la ville, indique le commissaire. Mais s’il y en avait eu encore, on aurait quand même fait cette exposition, assure-t-il. Il faut absorber cette histoire pour nous et les générations futures, en la faisant œuvre d’historiens de l’art, et non en cherchant à rendre des comptes. »
Alors qu’une gerbe à la mémoire des déplacés africains a été déposée à Honfleur la veille du lancement de l’exposition par le maire de la ville, Michel Lamarre, aucune trace de ce passé esclavagiste n’existait jusqu’à présent dans l’espace public. Un devoir de mémoire tardif que la région ambitionne donc de réparer à travers un traitement scientifique et historique. C’est en effet tout l’enjeu de cette exposition régionale, reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture, pilotée par Guillaume Gaillard, directeur valorisation des patrimoines de la ville du Havre.
« L’histoire de la traite a été complètement effacée de l’historiographie rouennaise, idem pour Honfleur qui a une vraie lacune sur cette question, tandis qu’au Havre, les bombardements de 1944 ont fait disparaître toute trace de ce négoce dans l’espace public. » Un retard qui s’explique aussi par la récente création de l’université du Havre-Normandie et de son pôle recherche en sciences humaines. Caractère inédit, donc, de cette exposition qui dresse un premier état de la connaissance scientifique sur l’implication des Normands et du territoire de la Normandie dans la traite atlantique et l’esclavage au cours du XVIIIe siècle, et ce, jusqu’à l’abolition.
Derniers témoignages
Au Havre, direction l’hôtel Dubocage de Bléville où sont hébergés les musées d’art et d’histoire de la ville. Dès l’entrée, deux bustes d’anciens esclaves, dont l’identité est difficile à établir, permettent néanmoins d’introduire le propos du parcours, axé sur les individus, les personnes déportées. Objectif : établir une première rencontre entre les visiteurs et les personnes mises en esclavage, pour replacer l’humain au centre d’un système d’abord économique, déshumanisant à l’égard des esclaves, alors perçus comme des marchandises. Des explorations portugaises à l’essor de la traite atlantique, le parcours rappelle les motivations financières à l’origine du développement du système de traite à travers quelque 600 œuvres.
À quelques mètres seulement du musée, quai de l’Île, dans le quartier Saint-François face au port de pêche, une ancienne maison d’armateur datant du XVIIIe siècle accueille le public. Cette escale est sans doute la plus inédite et la plus intéressante de ce parcours havrais qui propose l’un des derniers témoignages de ce type de demeure, qui fut la propriété de plusieurs négociants, dont Martin-Pierre Foäche qui en fit l’acquisition en 1800.
Organisée sur cinq niveaux, la maison hébergeait des bureaux de négoce, réinvestis le temps de l’exposition par des artistes contemporains afrodescendants. Dans la bibliothèque, la salle de lecture, ou dans le cabinet de cartes et de plans de style Empire, des portraits de femmes et d’hommes noirs en costume d’époque signés de l’artiste contemporaine Elisa Moris Vai s’érigent au-dessus d’une cheminée en marbre, ou à côté d’une table en acajou sur laquelle est dressée un service à thé en porcelaine pour évoquer l’héritage de l’esclavage dans la société normande. Intitulée Récit national, cette série cohabite avec les collages de Gilles Elie-dit-Cosaque, Lambeaux et Xslave, qui expriment quant à eux la créolisation du monde et la part douloureuse qui en est à l’origine.
Histoires collectives et intimes
C’est aussi cette créolité héritée des heures les plus noires de l’histoire de la traite que la ville de Rouen, qui s’inscrit dans une démarche transatlantique dès le XVIe siècle avec une tradition de navigation et d’exploitation, a voulu interroger. Dernier chapitre de l’exposition, au musée industriel de la Corderie Vallois. C’est ici que l’artiste rouennaise Emmanuelle Gall a effectué un travail plastique et littéraire spécialement pour l’exposition, en remontant le fil de ses ancêtres.
Lointaine descendante d’une esclave affranchie envoyée à Rouen par le père de ses enfants, la plasticienne a mené un travail d’enquête à partir des récits de son arrière grande-tante, Suzanne Lacascade, l’une des premières autrices de la négritude. Son arbre généalogique est exposé au dernier étage de l’ancienne corderie, qui s’attache plus globalement à l’étude des répercussions du commerce triangulaire sur le développement économique du territoire de Rouen. Le moyen de faire cohabiter mémoire intime et mémoire collective dans ce lourd processus de réactivation des mémoires normandes.
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