Affaire Ousmane Sonko : controverse autour d’un verdict

Poursuivi pour viols, l’opposant sénégalais a finalement été condamné pour « corruption de la jeunesse ». Retour sur un verdict qui alimente la polémique.

L’opposant sénégalais Ousmane Sonko (à d.) lors d’un meeting à Ziguinchor, son fief, le 24 mai 2023. © MUHAMADOU BITTAYE / AFP.

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Publié le 3 juin 2023 Lecture : 7 minutes.

« Son arrestation pourrait intervenir à tout moment, sans délai. » Jeudi 1er juin, en fin d’après-midi, le ministre sénégalais de la Justice, Ismaïla Madior Fall, avait convié les représentants de la presse internationale afin de leur apporter les précisions nécessaires sur la condamnation d’Ousmane Sonko.

Le matin même, la chambre criminelle du tribunal de grande instance de Dakar avait en effet rendu son verdict contre l’opposant sénégalais, poursuivi pour viols et menaces de mort. Alors qu’il risquait jusqu’à vingt années de réclusion criminelle, et que le procureur avait requis contre lui la peine plancher de dix ans, le président des Patriotes africains pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), qui n’avait pas daigné assister à son procès le 23 mai, a finalement écopé d’une peine à laquelle nul ne s’attendait.

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Procureur prévoyant

Dans leur arrêt, les magistrats ont en effet écarté les viols qu’une jeune femme alors âgée de 20 ans, Adji Sarr, lui reprochait de lui avoir fait subir entre novembre 2020 et février 2021 dans le salon de massage Sweet Beauté, à Dakar. Ousmane Sonko s’est donc retrouvé acquitté de ce chef d’accusation principal.

L’affaire aurait pu en rester là, avec un acquittement pur et simple de l’opposant et de sa coaccusée, Ndèye Khady Ndiaye, qui était, au moment des faits, la gérante de Sweet Beauté. Mais c’était sans compter la prévoyance du procureur : si l’incrimination contre Ousmane Sonko pour viols devait être écartée, avait-il argué dans ses réquisitions, les magistrats devraient retenir au moins celle de « corruption de la jeunesse », prévue à l’article 324 du code pénal.

Selon ce texte, jusque-là oublié de tous ou presque, « sera puni [d’une peine de deux à cinq ans d’emprisonnement] quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de l’âge de vingt-et-un ans ou, même occasionnellement, des mineurs de seize ans ». Et contre toute attente, c’est ce seul délit qui aura finalement été retenu contre Ousmane Sonko par la chambre criminelle, jeudi 1er juin.

Mise au point

Les jours précédents, l’État du Sénégal avait eu soin de fournir aux journalistes une exégèse du fameux article 324. Ainsi, dès le lendemain de l’audience, une première « mise au point sur le plan juridique pour éviter toute confusion » était largement diffusée via Whatsapp.

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Rédigée par l’avocat Pape Sène, par ailleurs membre de la Convergence des cadres républicains (une émanation du parti présidentiel, l’Alliance pour la République), celle-ci avait pour objectif d’attester l’existence de ce délit méconnu de « corruption de la jeunesse », tout en précisant qu’il ne devait pas être confondu avec celui de « corruption de mineur » (article 320 ter du même texte). La principale différence entre les deux infractions porte sur l’âge de la victime. Dans ce dernier cas, celle-ci doit être âgée de moins de 18 ans au moment des faits. En matière de corruption de la jeunesse, le plafond prévu par la loi est de 21 ans.

Une semaine plus tard, alors que la chambre criminelle vient de rendre son verdict, c’est cette fois au niveau du parquet qu’une « note explicative sur l’infraction “corruption de la jeunesse” dans l’affaire Adji Sarr-Ousmane Sonko » est diffusée aux médias afin de justifier la décision qui vient d’être rendue par les magistrats.

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Subdivisée en cinq points, cette synthèse reflète les éléments de langage livrés de son côté à la presse par le ministre Ismaïla Madior Fall. « Cette infraction est caractérisée par une volonté manifeste de pervertir la jeunesse par des actes répétitifs de débauche, indique le document. L’incrimination vise ainsi à protéger deux franges de la jeunesse : la plus sensible, les mineurs de 16 ans ; dans ce cas, l’infraction est punie même si l’acte délictuel est commis occasionnellement. Et la tranche d’âge comprise entre 16 et 21 ans, si l’acte délictuel est commis de façon habituelle. »

Reste à comprendre quels faits évoqués lors du procès seraient de nature à tomber sous le coup de cette qualification, et c’est là que les choses se compliquent car rien, dans l’article 324, ne vient le préciser.

Infraction nébuleuse

« Il s’agit d’une infraction nébuleuse, qui sort du périmètre du droit pour verser dans une qualification qui se réfère aux valeurs morales », s’étonne le Sénégalais Abdoulaye Tine, avocat au Barreau de Paris et par ailleurs président de l’Union sociale libérale (USL). Or, selon lui, « en matière pénale, les faits n’ont de sens que lorsqu’ils sont précisément établis ». Une condition qui ferait défaut dans l’arrêt rendu contre Ousmane Sonko. Si l’avocat concède que la disqualification des faits à laquelle s’est livrée la chambre criminelle relève bien de ses prérogatives, il estime en revanche que « celle-ci a eu lieu sans mentionner de faits précis à l’appui de la qualification de corruption de la jeunesse ».

Saliou Diagne et Ayoba Faye sont journalistes, l’un pour Le Quotidien, l’autre pour le site Web Pressafrik. Ils ont couvert le procès de bout en bout, au Palais de justice de Dakar, live-twittant par fragments successifs la teneur de ce marathon judiciaire qui s’est achevé tard dans la nuit. Tous deux s’accordent sur un point : lorsque les réquisitions du procureur au sujet de la corruption de la jeunesse ont été prononcées, il leur était bien difficile de discerner, au moment des interventions successives à la barre de l’accusée (Ndèye Khady Ndiaye), de la partie civile (Adji Sarr) et des divers témoins, quels fait précis étaient susceptibles de fonder cette qualification.

« Depuis l’enquête préliminaire de la gendarmerie, en février 2021 jusqu’à l’audience du 23 mai, en passant par l’instruction, on n’avait jamais entendu parler de ce délit, qui n’était pas mentionné dans l’ordonnance de renvoi », précise Ayoba Faye. Celui-ci ajoute en outre que certains détails graveleux formulés à la barre par Seynabou Ngom quant aux pratiques en vigueur à l’époque au sein du salon Sweet Beauté – le massage « body-body », où masseuse et massé sont nus, ainsi que les « finitions », appellation pudique d’une masturbation du client jusqu’à l’éjaculation – n’auraient été livrés que par cet unique témoin. Ils ont en revanche été contestés par la jeune Aïssata Ba, qui avait massé « à quatre mains » Ousmane Sonko, le 2 février 2021 (soir où aurait eu lieu le dernier des cinq viols allégués), avant de le laisser seul avec Adji Sarr.

Risque d’inéligibilité

Un dernier point important mérite d’être mentionné quant au délit qui vaut aujourd’hui à Ousmane Sonko sa condamnation par contumace à deux ans de prison ferme, laquelle ouvre la voie à un emprisonnement et à une inéligibilité lors de la prochaine présidentielle.

Au moment des faits reprochés à Ousmane Sonko, Adji Sarr s’apprêtait à fêter, en mars 2021, son vingt-et-unième anniversaire. Ce qui faisait d’elle une jeune adulte, majeure depuis près de trois ans. Mais au Sénégal, l’enchevêtrement entre les dispositions du code de la famille et du code pénal s’accompagne d’un entremêlement d’anachronismes.

Tandis que certaines mesures protègent les enfants (délits ou crimes réprimés quand ils sont commis contre un mineur âgé de moins de 13 ans), que d’autres protègent les mineurs de moins de 18 ans (âge de la majorité civile, à partir duquel un citoyen sénégalais peut voter), deux exceptions notables viennent compliquer la donne. C’est ainsi qu’en vertu du code de la famille, un(e) mineur(e) émancipé(e) peut contracter le mariage avant même ses 18 ans.

Le délit de corruption de la jeunesse est plus infamant encore qu’un viol

D’un autre côté, l’article 324 du code pénal, qui a servi de base à la condamnation par contumace d’Ousmane Sonko, considère Adji Sarr comme une mineure malgré ses 20 ans à l’époque (comme si l’article était resté figé à l’époque où l’âge de la majorité était fixé à 21 ans), là où une adolescente de 16 ans peut, quant à elle, se marier.

Selon Me Ousseynou Ngom, l’un des avocats d’Ousmane Sonko, « le ministre de la Justice ne saurait expliquer ce jugement. La corruption de la jeunesse est une infraction arrivée par substitution à l’audience, mais qui choque. En matière criminelle, c’est l’ordonnance de renvoi qui fixe le champ de l’incrimination. »

Une justice solide ?

Pourtant, Ismaïla Madior Fall n’en démord pas. « L’imprévisibilité des décisions de justice est la caractéristique d’une justice solide. Rendons hommage aux juges qui l’ont acquitté de viol », indiquait-il en juin, avant de tenter de justifier la condamnation : « Nous considérons qu’il s’est passé dans ce salon des affaires pas très catholiques qui correspondent à une corruption de la jeunesse. [Sweet Beauté était] un lieu de débauche. Le délit de corruption de la jeunesse est plus infamant encore qu’un viol. Car lorsqu’on aspire à diriger un pays, on ne corrompt pas la jeunesse. »

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