Aliou Sané (Y’en a marre) : « Que Macky Sall dise au peuple qu’il ne va pas se présenter »
Le coordinateur du mouvement citoyen Y’en a marre est l’un des leaders de la plateforme F24, mobilisée contre un éventuel troisième mandat du président sénégalais. À la veille de la marche interdite du 10 juin à Dakar, il répond aux questions de « Jeune Afrique ».
Sitôt libéré, Aliou Sané remonte au front. Arrêté, le 29 mai, alors qu’il tentait de rendre visite à l’opposant Ousmane Sonko à son domicile, le coordinateur de Y’en a marre a été libéré le 2 juin. Le mouvement citoyen, dont il a pris la tête en 2019, est l’un de ceux qui avait porté la contestation contre la candidature de l’ancien président Abdoulaye Wade, en 2011.
Aliou Sané est également le vice-coordinateur de la coalition des Forces vives 24 (F24), mobilisée contre une éventuelle candidature de Macky Sall à un troisième mandat. « Déçu » par l’actuel chef de l’État, arrivé au pouvoir en 2012 après avoir été porté par l’action de Y’en a marre, il réclame la réhabilitation des opposants inéligibles et la libération des détenus politiques. Ulcéré par les témoignages des jeunes qu’il a croisés après avoir été arrêté, il alerte sur leurs mauvaises conditions de détention.
Il a reçu Jeune Afrique, le 7 juin, dans les locaux de Y’en a marre, alors que le F24 a appelé à une série de manifestations dans le pays contre la « dictature » de Macky Sall. Le rassemblement, prévu le 9 juin sur la place de la Nation, interdit par le préfet de Dakar, a été annulé. Mais la marche de samedi 10 juin est, elle, maintenue, confirme-t-il.
Jeune Afrique : En 2011, Y’en a marre était en première ligne contre la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat. Wade a finalement été défait par Macky Sall dans les urnes. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience passée ?
Aliou Sané : En 2012, nous pensions naïvement que le Conseil constitutionnel allait trancher en faveur du peuple. Même si la candidature d’Abdoulaye Wade avait été validée, la contestation que nous avions menée auparavant n’a pas été vaine. Frustrés par la répression, les Sénégalais ont sanctionné le régime [d’Abdoulaye Wade] lors de l’élection.
Après sa victoire, Macky Sall nous a proposé des postes dans son gouvernement. Nous avons alors refusé, pour continuer à porter la voix du peuple. C’est l’une des meilleures décisions prises par Y’en a marre depuis sa création, et cela me donne la légitimité de parler au nom du F24, qui est plus grand et fort que le M23 ne l’était à l’époque. Nous allons nous battre pour que le Conseil constitutionnel n’aie jamais à se pencher sur une candidature de Macky Sall.
Vous vous étiez battu aux côtés de Macky Sall contre ce troisième mandat. Quel est votre sentiment aujourd’hui ?
Lorsque Macky Sall a été porté au pouvoir, il avait les moyens d’organiser un référendum pour faire en sorte qu’on ne parle plus de troisième mandat dans ce pays. C’est ce qui a convaincu les Sénégalais de voter oui au référendum de 2016 [qui a entraîné une modification de la Constitution sur laquelle les partisans de Macky Sall s’appuient pour justifier la légalité de sa candidature].
Il disait alors partout qu’il ne ferait pas plus de deux mandats : il l’a même écrit dans son livre ! Après sa réélection, en 2019, son discours a commencé à changer. Tous les responsables politiques qui théorisaient sur la possibilité d’un troisième mandat ont été promus, et ceux qui étaient contre ont été écartés.
Les violences de la semaine dernière ont fait 16 morts selon le gouvernement, 23 selon Amnesty International. La répression est-elle aussi forte qu’en 2011 ?
Abdoulaye Wade ne franchissait pas certaines limites. Contrairement à lui, Macky Sall n’a jamais permis à son peuple de pouvoir s’exprimer devant le Parlement. Il a refusé à son opposition tout ce que Wade lui concédait.
L’arrêté Ousmane Ngom [qui interdit toute manifestation politique dans le centre-ville de Dakar] a pourtant été pris lorsque Abdoulaye Wade était au pouvoir…
Macky Sall s’y était d’ailleurs opposé. On pensait que l’une de ses premières mesures aurait été de lever ces restrictions à la liberté de manifester. La répression de 2023 est sans commune mesure avec ce qu’elle a été en 2011. En 2011, il y avait eu 13 morts, ce qui est déjà trop. Sous Macky Sall, en l’espace d’une semaine, on parle de 16 à 20 morts !
Vous avez vous-même été arrêté, le 29 mai. Comment votre détention s’est-elle déroulée ?
Je conduisais une délégation du F24 mandatée pour rendre visite à Ousmane Sonko. J’ai été appréhendé et détenu injustement pendant cinq jours. Je me suis retrouvé à la cave du parquet avec des centaines de jeunes. Le modus operandi est toujours le même : des rafles systématiques, et des charges toutes faites que l’on colle aux gens – « participation à une manifestation non autorisée », « atteinte à la sûreté de l’État », « appel à l’insurrection », etc. Là-bas, vous voyez des personnes censées rencontrer le procureur après leur garde à vue et qui se retrouvent à faire la navette du commissariat au parquet six, sept, huit fois, sans être entendus.
Au parquet, les jeunes qui m’ont précédé ont tous reçu un mandat de dépôt. Le juge d’instruction m’a libéré parce que mon arrestation avait été filmée. Il m’a dit ne pouvoir suivre les charges (« manœuvre de nature à troubler l’ordre public et à occasionner des troubles politiques graves ») que le procureur m’avait « collées ». Combien sont-ils, ces centaines de jeunes arrêtés, qui n’ont pas la chance d’avoir une vidéo qui puisse démentir [les propos du] procureur ? Ceux qui ont subi des sévices et qui croupissent dans les commissariats ou en prison, sans bénéficier de l’appui d’un avocat ?
Que répondez-vous au gouvernement, qui parle d’étrangers infiltrés dans les manifestations, et de « forces occultes » ?
Il n’y a pas pire insulte que l’on puisse faire à son peuple. Les jeunes qui manifestent sont des Sénégalais qui se battent pour leur pays face à un régime qui met tout en œuvre pour se maintenir au pouvoir. Il y a eu des attaques contre des biens, privés et publics, que personne ne cautionne.
Mais les jeunes que j’ai vus en détention sont des jeunes de ce pays. Des personnes appréhendées sur leur lieu de travail, des marchands ambulants, qui sont gazés dans des voitures de police. Un jeune qui a le nerf sciatique coincé et qui ne tient même pas sur ses jambes. Un étudiant traumatisé, qui n’a pas ouvert la bouche durant les quatre jours qu’on a passés ensemble. Ils sont des centaines comme ça. La « force occulte », c’est plutôt la force occultée, cette jeunesse qui doit être le fer de lance de toute politique de développement.
Certains ne sont même pas des militants et ne manifestent jamais. Ils se disent finalement : « Si c’est comme ça, moi aussi j’irai manifester quand je sortirai ». C’est cela que Macky Sall est en train de créer au Sénégal. On n’éduque pas notre jeunesse, on ne lui donne pas de travail, et, pour couronner le tout, on lui dit : « Tais-toi, sinon c’est la prison ». La marmite explose.
Vous avez appelé à une série de manifestations à partir du 9 juin. Pourquoi ?
Le premier objectif de nos manifestations pacifiques est de battre en brèche la stratégie du pouvoir, qui veut faire croire que les rassemblements sont composés de casseurs. Que les caméras du monde entier puissent voir ce peuple qui en a marre d’un régime qui tend vers la dictature, un peuple qui en a marre de compter ses morts.
Ousmane Sonko, condamné le 1er juin à deux ans de prison ferme, n’a toujours pas été arrêté. Comment analysez-vous cette situation ?
Ce dossier pour viol, c’est du pipeau, une grosse farce. Macky Sall a fait des manigances avec la justice pour éliminer Karim Wade et Khalifa Sall. Il n’a qu’à s’arranger avec cette même justice pour tirer Ousmane Sonko de là.
Si vous aviez une demande à formuler au chef de l’État, quelle serait-elle ?
Ce n’est pas une demande, c’est une exigence. Que Macky Sall dise au peuple qu’il ne va pas se représenter. Qu’il change les dispositions légales pour permettre à Khalifa Sall, Karim Wade, Ousmane Sonko et à tous les autres leaders politiques de se présenter. Qu’il libère les détenus politiques et les prisonniers d’opinion.
Une mue est en cours : la jeunesse sénégalaise est décomplexée dans ses rapports avec l’Occident et a soif d’autre chose. Le changement est irréversible. Nos nouveaux leaders sauront répondre à ces aspirations, et Macky Sall ne sera bientôt plus qu’une page de notre histoire qui va se tourner. Malheureusement pour lui, il sortira par la petite porte.
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