Hakim El Karoui favorable à « une redevance sur le halal et le pèlerinage pour financer l’islam de France »
En 2020, le président Emmanuel Macron annonçait « vouloir libérer l’islam des influences étrangères » et créer un véritable islam de France. Parmi ses inspirateurs : Hakim El Karoui, essayiste et consultant au sein de l’Institut Montaigne. Entretien.
Le 21 avril dernier, des policiers ont demandé aux chefs des établissements scolaires de Toulouse de leur indiquer le nombre d’élèves absents le jour de l’Aïd el-Fitr, une fête musulmane célébrée à la fin du mois de ramadan.
Cette demande, faite par courriel et sans l’aval préalable du rectorat de la région, a suscité l’indignation au sein de la communauté éducative, dénonçant une tentative de fichage des élèves de confession musulmane. Un mois plus tard, dans un communiqué de presse, le ministère de l’Intérieur démentait avoir demandé et recensé des « données nominatives », et assurait « étudier régulièrement l’impact des fêtes religieuses sur le fonctionnement des services publiques, notamment au sein de la sphère scolaire ».
Selon nos sources, pourtant, il s’agirait d’une décision « zélée émanant d’une personne qui travaille dans les services départementaux de l’Intérieur ». Une circulaire de 2004 autorise les élèves à s’absenter lors des grandes fêtes religieuses, que ce soit l’Ascension, l’Aïd el-Fitr ou Kippour, mais l’État n’étudie jamais l’impact des fêtes chrétiennes ou juives sur le taux d’absentéisme… Et il existe des procédés plus transparents et efficaces afin d’examiner la typologie des pratiques religieuses en France, comme les enquêtes de l’Insee, notamment.
Cette énième polémique démontre – s’il en était besoin – que la perception et la gestion du culte musulman en France demeurent un épineux dossier. Voilà pourquoi depuis 2015, dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo, Hakim El Karoui, normalien, essayiste, consultant pour l’Institut Montaigne, passé par Matignon, et Franco-Tunisien, plaide pour l’émergence d’un véritable « islam de France », débarrassé de son carcan « néocolonial ».
En 2020, cet ex-banquier, réputé proche du président Emmanuel Macron, a fondé l’Association musulmane pour l’islam de France (AMIF), destinée notamment à réguler le pèlerinage et le halal. À contre-courant du discours antiraciste et intersectionnel porté par une partie de la gauche française, Hakim El Karoui détonne : franc, volontariste, il entend bien apporter des solutions concrètes.
Jeune Afrique : Comment réagissez-vous à la récente polémique sur la tentative de « fichage » des élèves musulmans à Toulouse ?
Hakim El Karoui : Il ne faut pas surinterpréter : il ne s’agit pas de fichage mais plutôt de statistiques. Une maladresse a été commise par les services de la préfecture qui se sont adressées aux directeurs d’établissement plutôt qu’au rectorat. Par ailleurs, mélanger l’observance d’une fête religieuse et la laïcité, c’était montrer que l’on n’a pas compris ce qu’est la laïcité. Il y a en fait beaucoup de confusion dans les esprits.
C’est-à-dire ?
L’État cherche le séparatisme. Seulement, il dit qu’il fait ça au nom de la laïcité, concept qui n’est pas défini. La République n’est pas au clair avec elle-même car elle ne sait pas ce qu’est sa propre conception de la laïcité : s’agit-il de rejeter les religions ? S’agit-il de refuser toute ingérence de l’État dans la gestion religieuse ou l’inverse ? On ne sait pas. Ce qui est clair, c’est le statut de l’école. L’école, et c’était le sens de la loi de 2004 relative à l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les établissements, c’est l’espace de la République, et elle ne veut pas de concurrence dans son temple à elle. On ne veut pas de religion à l’intérieur, et ce quelle que soit la religion.
Il est plus facile de cacher une croix en pendentif que d’enlever un voile. Peut-on vraiment faire une législation globale pour des cultes différents les uns des autres ?
Peut-être que la religion musulmane n’est pas comme les autres, mais en tout cas, elle a le même statut juridique. D’ailleurs, dire que l’État conduit des politiques publiques anti-musulmans est faux. La loi contre le séparatisme du 20 août 2021 a aussi suscité le mécontentement des protestants, par exemple, qui s’inquiétaient que le texte n’empiète sur leur liberté de culte.
Pourtant, l’islam et les musulmans sont très souvent stigmatisés en France, pourquoi ?
Pourquoi l’islam inquiète ? Eh bien parce que c’est un culte en progression, notamment chez les jeunes, alors que tous les autres sont en régression. Mais c’est aussi une religion qui amène, dans sa version intégriste, des valeurs et des principes éloignés de celles et ceux qui font consensus aujourd’hui dans la société française.
Je pense par exemple à l’égalité homme-femme, remise en question par le voile, ou encore la burqa. La burqa, c’est une frontière visible entre celle qui le porte et le reste de la société. En France, on ne veut pas de frontières. De même, la burqa signifie symboliquement l’absence de fraternité et l’inégalité entre les hommes et les femmes. C’est totalement contraire à l’esprit républicain. J’ai été favorable à la loi interdisant le port de la burqa en 2010, qui n’est pas du tout islamophobe. La burqa est promue par les salafistes et elle est étrangère à la plupart des pays musulmans.
Enfin, il ne faut jamais l’oublier quand on réfléchit à la place de l’islam en France aujourd’hui, c’est au nom de l’islam – d’un islam dévoyé ! – qu’ont été commis les pires attentats que la France ait connus depuis soixante ans. Alors certes, il y a un discours anti-musulmans qui est très fort dans ce pays, mais je remarque aussi qu’il y a peu de passages à l’acte contre les musulmans et les lieux de culte.
Le port de la burqa ou de l’abaya n’est-il pas une forme de réponse politique militante à une forme de stigmatisation systémique ?
Je pense que c’est une lecture erronée. Il y a beaucoup de pays plus libéraux que nous où il y a autant de voiles et de tenues islamiques, je pense notamment aux Pays-Bas, à la Grande-Bretagne et aux pays musulmans. Le sujet du voile, c’est d’abord un sujet identitaire : il existe une faction de musulmans, devenus activistes, qui ont décidé de s’emparer des normes en islam sous l’influence des Frères musulmans et du wahhabisme (doctrine fondamentaliste, pratiquée en Arabie saoudite notamment).
Pourquoi opter pour cette doctrine ultra-conservatrice ?
Comme je vous l’ai dit plus haut, la raison est identitaire. Prenons l’exemple d’une personne originaire du Maroc qui vivrait aux Pays-Bas : elle n’est plus marocaine mais elle n’est pas vraiment néerlandaise non plus. Que lui reste-t-il ? L’islam. Elle se définit donc avant tout comme musulmane. Sauf qu’elle n’y connaît pas grand chose, elle rejette l’islam traditionnel de ses parents ou de ses grands-parents et elle épouse le discours identitaire et religieux qui passe en boucle à la télévision et sur Internet.
Sur ces réseaux-là, on propose un islam qui ne parle que des normes de comportement, il n’y a plus rien de religieux ou de spirituel, c’est l’islam Q&A, l’islam des questions et des réponses consommables vite fait. D’où la difficulté pour les pays européens à répondre à ce discours.
Comment s’est diffusée cette doctrine wahhabite ?
J’ai écrit une longue étude sur le sujet (La Fabrique de l’islamisme). Tout a commencé en Arabie saoudite, berceau de la doctrine wahhabite, qui confrontée à l’arrivée de migrants musulmans à partir des années 1970 a voulu les convertir à sa vision de l’islam. Cette monarchie du Golfe a alors créé des organisations et du contenu wahhabites (cassettes, puis chaînes câblées, et dorénavant prêches 2.0) qui se sont d’abord exportés en Asie du Sud, puis au Maghreb.
La doctrine salafiste est arrivée en France via la migration maghrébine. Bien sûr, cet islamisme mute en fonction des contextes. Ainsi en Europe, le halal passionne les foules, alors qu’au Maghreb personne ne s’y intéresse. D’ailleurs, les pays du Maghreb importent énormément de viandes qui ne sont pas issues de pays musulmans.
Ne pensez-vous pas que la colonisation a participé à la cristallisation des conflits identitaires et à la consolidation d’une lecture très conservatrice de l’islam ?
Encore une fois, vous vous trompez de lecture. L’Arabie saoudite et la Turquie n’ont pas été colonisées, et pourtant elles ont adopté une lecture pour le moins conservatrice de l’islam, surtout la première. Bien sûr que la colonisation a eu un impact, mais les choses sont plus profondes que ça. L’islamisme n’est pas né avec la colonisation et le racisme n’est pas un phénomène exclusivement européen, il existe aussi au Maghreb, en particulier vis-à-vis des Subsahariens.
En Tunisie, l’actuel président est ouvertement partisan de la théorie du « grand remplacement » et du complot contre l’arabité de la Tunisie… De même, je ne crois pas au « choc des civilisations », mais plutôt à un différentiel de tempo entre l’Occident et le monde arabe, par exemple : les transitions politiques, démographiques, intellectuelles et sociétales n’ont pas lieu au même moment.
Vos points de vue hérissent certaines personnalités, notamment Marwan Muhammad, ancien président du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF)…
Je fais un travail d’analyse et de proposition, je ne suis pas un militant identitaire. C’est normal de susciter des désaccords. L’islam est un sujet éruptif, peu propice à la nuance et aux discours raisonnés. Moi, je respecte les convictions et je n’attaque pas les gens. En revanche, je connais bien l’État et j’essaye de proposer des solutions qui ont une chance de voir le jour avec un seul objectif : la concorde nationale.
Quels sont ces problèmes et quelles sont vos solutions ?
Le culte musulman en France a des problèmes (transparence, gestion…), et ils doivent être réglés par les musulmans eux-mêmes. La plupart des mosquées sont gérées sous le statut de 1901 et placées sous l’influence de pays étrangers, comme le Maroc, l’Algérie ou encore la Turquie. Il y a énormément de dons et d’argent qui circule, dans l’opacité. C’est anormal. D’où l’intérêt pour elles de passer sous le statut de la loi de 1905, ce qui serait très intéressant sur le plan fiscal : c’est un des objectifs de la loi contre le séparatisme.
Mais pour cela, il faut une meilleure gestion administrative. Les musulmans ne doivent pas avoir peur du contrôle, ce ne sont pas des pauvres gars incapables de gérer leurs affaires. Il s’agit de Français comme les autres qui doivent avoir les mêmes droits, devoirs et exigences.
Il fallait également s’affranchir de l’islam du Conseil français du culte musulman (CFCM) lié à des pays étrangers. Il a aujourd’hui implosé, et c’est tant mieux. Nous avons besoin d’une organisation française, dirigée par des Français indépendants et pour cela il nous faut des financements. Voilà pourquoi je suis favorable à la mise en place de redevances sur le halal et le pèlerinage. Sur ce dernier point, il y a déjà eu beaucoup de discussions au plus haut niveau entre la France et les autorités saoudiennes, juste avant la pandémie, afin qu’il n’y ait plus de visas accordés à une agence de voyage si celle-ci n’est pas accréditée par un organisme français chargé de réguler l’activité et d’investir ensuite dans la formation théologique.
Depuis plusieurs mois, le président Macron s’est semble-t-il attaqué au dossier de « l’islam de France”, mais est-ce un chantier qui avance vraiment ?
La gestion du culte musulman, c’est perçu comme quelque chose de fastidieux, long, et avec très peu d’interlocuteurs du côté des musulmans. La France a essayé d’en fabriquer, ça a donné le CFCM, ce qui était absurde, puisque ce dernier défendait des intérêts étrangers…
Il faut travailler dans le sens de l’institutionnalisation du fait religieux. C’est ce qu’a fait l’Intérieur avec le Forum de l’islam de France (FORIF) en 2022, qui a permis de repérer des personnalités de très bon niveau et indépendantes. C’est un vaste chantier, où nous devrons générer des sources de financement, former des imams, travailler le cadre théologique, se déployer au sein de la population, lutter contre les actes anti-musulmans… et ça, ni la Turquie, ni l’Algérie, ni les héritiers des Frères musulmans ne le feront.
Mais quelle serait la légitimité de cette nouvelle organisation ?
La légitimité, c’est faire quelque chose d’utile, qui marche, qui est clair, transparent, et indépendant, c’est l’idée de l’AMIF [Association musulmane pour l’islam de France]. La légitimité sera issue de l’efficacité, pas l’inverse. Aujourd’hui, certaines personnes sont assises sur des rentes. Sur le terrain, il y a énormément de citoyens de confession musulmane qui s’en plaignent : entre le faux halal, les problèmes liés au pèlerinage, l’argent des dons dédiés à la construction d’une mosquée qui disparaît…
Et quel serait le corpus théologique de cette organisation ?
Il n’y a pas une mais plusieurs communautés musulmanes. En France, les musulmans sont séparés : il y a beaucoup d’activistes conservateurs, une poignée d’activistes libéraux, et une majorité silencieuse qui bricole son propre islam avec ses dogmes, ses règles, en se détournant des débats de fond sur la lecture religieuse. Ce sont ces musulmans-là, du quotidien, qu’il va falloir mobiliser. Et c’est à eux de montrer qu’être musulman, ce n’est pas forcément être rigoriste ou identitaire.
Mais pourquoi les citoyens qui se considèrent musulmans devraient-ils démontrer quoi que ce soit quant à leurs croyances ou leurs convictions ? D’autant qu’une partie d’entre eux sont déjà en situation socio-économique précaire, donc vulnérables.
Oui, mais ils ne sont pas tous vulnérables. Une grande partie des citoyens de confession musulmane appartient aux classes moyennes et sont de plain-pied dans la société française, à tous les niveaux. Par esprit tactique, ceux-là devraient montrer qu’ils ne sont pas comme les autres.
Je crois que nous sommes arrivés à l’âge de la maturité : Kant disait que « Les Lumières, c’est la sortie de la minorité. » Bonne nouvelle, nous arrivons peut-être au temps des Lumières pour l’islam ! Grâce au débat et à la liberté théologique qui sont possibles en Europe. Les musulmans ne doivent plus se penser comme victimes : ils doivent lutter contre l’extrémisme qui mine l’islam et travailler à la reconnaissance de leurs droits dans la République. Sereinement.
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