Le Cameroun de Paul Biya est « une dictature teintée de démocratie »

Quelle est la situation des droits humains au Cameroun ? Alors que l’enquête sur le meurtre de Martinez Zogo est au point mort et que la liberté d’expression semble reculer, Maximilienne Ngo Mbe, directrice exécutive du Réseau de défenseurs des droits humains en Afrique centrale, répond à Jeune Afrique.

Maximilienne Ngo Mbe, défenseure des droits de l’homme au Cameroun. © U.S. Department of State/ECA

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Publié le 17 juin 2023 Lecture : 6 minutes.

L’ACTU VUE PAR – L’affaire Martinez Zogo, qui a mis en lumière la menace grandissante pesant sur les journalistes et activistes camerounais ; l‘arrestation et l’interrogatoire musclé de l’avocat Fabien Kengne à Douala, symbole d’une restriction de la liberté d’expression ; l‘enlèvement de dizaines de femmes dans le Nord-Ouest, venant rappeler que le Cameroun vit une guerre civile dans deux de ses régions naguère prospères… Ces derniers mois, la situation des droits humains au pays de Paul Biya n’incite guère à l’optimisme.

Les Camerounais font-ils face à une impasse ? Vivent-ils un nouveau recul démocratique ? Maximilienne Ngo Mbe, défenseure des droits de l’homme et directrice exécutive du Réseau de défenseurs des droits humains en Afrique centrale (Redhac), répond aux questions de Jeune Afrique.

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Jeune Afrique : Ces derniers mois, le Cameroun a connu plusieurs assassinats, enlèvements, et autres actes d’intimidation et de torture, visant notamment les journalistes. Y a-t-il lieu de s’inquiéter pour les droits humains dans le pays ?

Maximilienne Ngo Mbe : Oui. Personne n’est épargné, qu’il s’agisse des défenseurs des droits de l’homme ou des journalistes. Notre collaborateur Franklin Mowha, qui était parti s’enquérir de la situation de personnes convoquées dans une gendarmerie de Buéa, est porté disparu depuis 2018. Un Monde avenir, une organisation de la société civile, n’a pas vu son agrément renouvelé depuis bientôt un an. Quant au Redhac, ses dirigeants ont été convoqués à la Direction nationale de la police judiciaire pour « détournement présumé de fonds ». Nous sommes accusés de recevoir des fonds de Georges Soros pour déstabiliser l’État. Tout ceci est fait avec l’intention délibérée de nous faire taire. Mais c’est sans compter notre détermination à défendre et promouvoir les droits humains.

Le Cameroun est considéré comme l’un des pays les plus dangereux en matière d’exercice du journalisme, selon le dernier classement de Reporters sans frontières (RSF). Comment l’expliquez-vous ? 

L’assassinat des journalistes Martinez Zogo, Jean-Jacques Ola Bébé ou Samuel Wazizi illustrent bien la réalité des menaces qui pèsent sur les journalistes. Wazizi a été enlevé dans la région du Sud-Ouest puis conduit dans une caserne militaire de Yaoundé, où il a trouvé la mort il y a trois ans. Ses parents attendent toujours des explications. Depuis la promulgation des lois de 1990 sur les libertés, nous en sommes à plus de mille procès contre les journalistes et plus d’une centaine d’empoisonnements.

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Le cadre juridique avant les lois de 1990 n’était guère favorable au libre exercice du journalisme. L’arsenal juridique était ponctué de pièges tels que la subversion, le contrôle serré de l’administration sur la publication, avec la censure et la saisie des journaux. La prolifération des médias écrits, des radios et des chaînes de télévision ne sont que de la poudre aux yeux. Aujourd’hui, les délits de presse sont sévèrement réprimés par les tribunaux sous le prisme de la propagation de fausses nouvelles, de la diffamation, etc… Les « sécurocrates » veulent même imposer aux journalistes de livrer leurs sources d’information. S’il refusent, ils peuvent être embastillés pour non-dénonciation.

Les services de l’État (Semil, DGRE, etc…) sont souvent cités dans des affaires d’intimidation de journalistes et d’activistes. Est-ce le signe d’une privatisation grandissante des moyens sécuritaires de l’État ? 

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Le Cameroun est en effet depuis quelques années un pays où des gens sans scrupules et avides de pouvoir ne reculent devant rien. D’où ces accointances et cette complicité entre des agents de l’État et des personnalités privées. La confusion est si grossière que le patron camerounais des services de contre-espionnage, Léopold Maxime Eko Eko, et l’un de ses proches collaborateurs, Justin Danwe, sont en détention à la prison principale de Kondengui dans le cadre de l’affaire Martinez Zogo.

Vous avez souvent dénoncé les conditions de détention dans ces prisons… 

Il faut relever que nombre de prisons camerounaises, construites par l’administration coloniale, datent des années 1940. C’est le cas de la prison centrale de Douala, destinée à l’époque à environ 700 individus. Les plus récentes, Kondengui et Mfou, datent respectivement des années 1960 et 1970. La démographie est galopante, les crimes et délits ont explosé et l’emprisonnement est aujourd’hui la règle. On a multiplié les juridictions et les condamnations, mais pas les prisons. Le résultat est donc désastreux en termes de condition de détention.

Vous évoquez aussi régulièrement le cas de l’opération anti-corruption Épervier. Est-elle devenue un outil politique ?

Épervier a été saluée lors de sa création comme une manière d’assainir l’État, de remettre de la moralité dans la chose publique. Mais nous nous sommes rendus compte assez rapidement que cette opération servait plutôt à étouffer les ambitions politiques des personnalités proches du chef de l’État, en particulier quand elles lorgnaient sur le fauteuil présidentiel.

L’accusation de détournement de fonds publics est devenue bien pratique. On arrête d’abord et on cherche les preuves ensuite. Le cas de l’ancien secrétaire général de la présidence, Jean-Marie Atangana Mebara, est emblématique. Il a même bénéficié d’une décision du groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire, qui a demandé sa libération. Mais il est toujours en prison.

Au Cameroun, c’est le règne de l’asservissement, de l’intimidation et de la terreur

Avec Épervier, le Tribunal criminel spécial (TCS) semble lui aussi avoir au moins un pied dans le monde politique.

Au fil du temps et des procès, le TCS – qui viole le principe de double degré de juridiction – est devenu un instrument de pression contre des concurrents politiques, qu’ils soient issus du parti au pouvoir ou de l’opposition. C’est la raison pour laquelle des personnalités publiques sont contraintes de montrer patte blanche au chef de l’État, de le remercier ou de le prier de se représenter, alors qu’il a 90 ans et plus de 40 ans de pouvoir derrière lui. Ce n’est ni plus ni moins que le règne de l’asservissement, de l’intimidation et de la terreur.

L’État camerounais est si frileux qu’il ne tolère aucune manifestation laissant entendre une voix discordante. Nous sommes dans un pays où règne une « dictocratie », c’est-à-dire une dictature teintée de démocratie. Les activités des organisations de la société civile qui ne sont pas proches du pouvoir sont systématiquement interdites ou réprimées. L’incarcération abusive des cadres et militants du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) et celle de plusieurs hauts commis de l’État en sont aussi des exemples.

Le Cameroun a pourtant ratifié les différentes conventions internationales relatives au respect des droits et libertés publiques et politiques. Pourquoi peine-t-il à les respecter ?

Le Cameroun se comporte comme un délinquant. Il n’ignore pas les lois mais refuse obstinément de s’y soumettre, par peur. Respecter les droits de l’homme, les libertés publiques et politiques, ce serait aussi accepter les libertés d’expression, d’opinion, de manifestation publique, etc…

Sept ans après son déclenchement, une guerre fratricide se poursuit dans les régions anglophones et toutes les tentatives de résolution ont échoué. Quel état des lieux faire aujourd’hui ?

La situation dans ces deux régions ne saurait nous laisser indifférents. Les populations y sont victimes d’enlèvements, de détentions arbitraires, de traitements inhumains et dégradants, à la fois par les forces régulières de défense et de sécurité et les milices armées. C’est le cas, récemment, des dizaines de femmes âgées, enlevées par les Amba Boys, qui rançonnent au quotidien les populations pour soutenir leur effort de guerre. C’est aussi le cas de Anye Nde Nsoh, ce journaliste récemment assassiné.

Les activités agropastorales du Nord-Ouest et du Sud-Ouest se meurent. La Cameroon Development Corporation (CDC), naguère deuxième employeur du pays après l’État, a vu son personnel tué ou amputé, ses machines détruites du fait de cette guerre que n’a pas su éviter le gouvernement. Ce dernier porte une lourde responsabilité dans la situation actuelle, car il est tout aussi jusqu’au-boutiste que les séparatistes.

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