Entre Berlusconi et Kadhafi, une amitié très intéressée
L’ancien président du Conseil italien, décédé ce 12 juin à l’âge de 86 ans, a été l’un des derniers alliés européens de Mouammar Kadhafi avant sa chute. Retour sur une amitié particulière.
Samedi 30 août 2008, dans le jardin de l’ancien palais du gouverneur italien de Benghazi pendant la période coloniale. Silvio Berlusconi encore relativement sémillant chef du gouvernement italien – il est alors âgé de 72 ans – , étreint chaleureusement le colonel Mouammar Kadhafi, chef de l’État libyen. Les deux hommes échangent sourires et amabilités sous le regard des caméras. Le moment est « historique », à tout le moins entendent-ils tous deux le démontrer. Berlusconi et Kadhafi viennent en effet de signer un traité « d’amitié, de partenariat et de coopération » qui a pour vocation de « fermer définitivement une phase du passé ».
« Après les moments tragiques de l’occupation italienne et au nom du peuple italien, je me sens en devoir de présenter mes excuses et de manifester notre douleur pour ce qu’il s’est passé il y a tant d’années », lance le chef du gouvernement italien. « Il s’agit d’un moment historique durant lequel des hommes courageux attestent de la défaite du colonialisme », renchérit son homologue libyen.
Un « deal » à 5 milliards de dollars
Pour l’occasion, fort symboliquement, Silvio Berlusconi a ramené avec lui la Vénus de Cyrène, splendide statue romaine datant du IIe siècle après Jésus-Christ, « découverte » avant d’être emportée à Rome au début de la colonisation par l’Italie de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine. En 2002, c’était déjà Silvio Berlusconi qui, alors ministre de la Culture, avait signé le décret de restitution. Mais un recours déposé par une association de « défense du patrimoine italien », Italia Nostra, a fait tarder les choses.
Le magnat des médias italiens, puis européens, où il a essaimé son goût prononcé pour les strass et la vulgarité, est-il soudainement devenu un amoureux des délicats arts antiques ? Si la communication des deux chefs d’État insiste sur les symboles, l’accord qu’ils viennent de signer est en fait le fruit d’un « deal » scellé au prix de longues et âpres négociations. L’Italie s’engage notamment à verser à la Libye 5 milliards de dollars sur les 25 prochaines années au titre du préjudice subit par les populations libyennes sous le joug des militaires italiens. Une enveloppe qui doit notamment permettre de construire une autoroute côtière pour relier la Tunisie à l’Égypte.
En contrepartie, l’Italie pense alors sécuriser l’accès à d’énormes ressources pétrolières. ENI, la compagnie nationale italienne, obtient un accord de renouvellement de ses concessions pour un quart de siècle.
Silvio Berlusconi repart également de Benghazi avec ce qu’il pense être une victoire, comme le détaille le chercheur italien Giuseppe Terranova dans la Revue Outre-Terre (2009) : l’accord obtenu sur la participation de la Libye à la lutte contre les flux migratoires. Tripoli s’engage alors à laisser les Italiens participer à des patrouilles mixtes dans les eaux territoriales libyennes, ce que « le Guide » refusait jusque-là. L’Italie obtient également le droit d’installer des radars sur le littoral libyen. Les années suivantes prouveront comment Mouammar Kadhafi a su, au mépris de ces accords, jouer de ce levier migratoire pour faire pression sur l’Europe, sans grande considération pour le sort des candidats à l’émigration.
Un an plus tard, Mouammar Kadhafi est à son tour à Rome, où il est reçu en grande pompe par Silvio Berlusconi. Il reviendra à nouveau un an plus tard, célébrer le deuxième anniversaire de l’accord, accompagné cette fois d’une troupe berbère composée de 30 chevaux pur-sang et de leurs cavaliers. Cette fois encore, Silvio Berlusconi met les petits plats dans les grands.
Dernier allié européen
Les relations sont au beau fixe. L’Italie est devenue le troisième importateur de la Libye. Les Libyens investissent massivement dans les entreprises italiennes. Quelques heures avant l’arrivée du colonel Kadhafi à Rome, le directeur général d’Eni, Paolo Scaroni, qualifie la Libye de « pupille des yeux » du groupe pétrolier national italien.
En février 2011, quand éclate la bataille de Benghazi, premier acte de la chute de Kadhafi, Silvio Berlusconi sera le seul dirigeant européen à continuer à parler directement avec le chef de l’État libyen. À ceux qui lui reprochent de le faire, il brandit le « risque du fondamentalisme en Libye ». « Nous avons de nombreux intérêts dans la zone et nous sommes également géographiquement très proches de la Libye », argumente-t-il également. Le sous-texte, c’est alors le ministre italien des Affaires étrangères, Franco Frattini, qui le livre : « Si le système s’effondre » l’Italie sera face à un « tsunami de 200 000 – 300 000 immigrés ».
Poussé dans ses derniers retranchements, c’est encore à Silvio Berlusconi que Mouammar Kadhafi enjoint de peser sur ses homologues européens – au premier rang desquels le français Nicolas Sarkozy, avec lequel le Cavaliere entretenait des relations plus qu’orageuses.
Dans une lettre qu’il adresse en août 2011 au chef du gouvernement italien, dont le contenu a été révélé par Paris Match, il se dit « surpris par l’attitude d’un ami avec qui [il a] scellé un traité d’amitié favorable à nos deux peuples ». Entre les deux hommes, le tutoiement est de mise. « J’aurais espéré de ta part au moins que tu t’intéresses aux faits et que tu tentes une médiation avant d’apporter ton soutien à cette guerre. Je ne te blâme pas pour ce dont tu n’es pas responsable car je sais bien que tu n’étais pas favorable à cette action néfaste qui n’honore ni toi ni le peuple italien. Mais je crois que tu as encore la possibilité de faire marche arrière et de faire prévaloir les intérêts de nos peuples », lui écrit le chef de l’État libyen.
À l’annonce de la mort de Kadhafi, le 20 octobre 2011, Berlusconi se montre particulièrement discret. Il réserve sa réaction à des membres du « Peuple de la liberté », son parti, rapporte Ansa, l’agence de presse italienne. « La guerre est finie », constate-t-il, avant de déclarer en latin « Sic transit gloria mundi » (« Ainsi passe la gloire du monde »).
Quelques années plus tard, Silvio Berlusconi racontera les origines libyennes de l’expression « bunga bunga ». Ces fameuses soirées qu’organisait l’ancien chef de l’État italien lors desquelles étaient « invitées » des prostituées mineures. Des faits qui, s’ils ont fait scandale, n’ont eu aucune conséquence judiciaire pour Berlusconi. À en croire ses confidences à son biographe, dans un ouvrage paru en 2015, le nom « bunga bunga » vient d’une blague graveleuse échangée avec Mouammar Kadhafi. Le même qui faisait subir le pire à ses « amazones », esclaves sexuelles dont certaines ont raconté leur calvaire à Annick Cojean, grand reporter au journal « Le Monde », et autrice de Les proies (Grasset, 2012).
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