L’Afrique du Sud, plaque tournante financière du jihadisme
Si elle n’est pas elle-même la cible d’attaques terroristes, l’Afrique du Sud est une place forte du financement du groupe État islamique (EI).
Alors qu’elle ne semble pas affectée par la montée des mouvements islamiques sur le continent, l’Afrique du Sud serait en réalité au centre de la stratégie financière du groupe État islamique (EI). Une situation que les États-Unis ont dénoncée les premiers en sanctionnant, en 2022, des entreprises et ressortissants sud-africains soupçonnés de faciliter des transferts de fonds au profit de l’EI.
« La vigilance n’a pas été suffisante pendant vingt ans parce que l’Afrique du Sud n’a pas été touchée du tout par les problèmes de terrorisme », explique Hans-Jakob Schindler, directeur du centre de réflexion Counter-Extremism Project (CEP). « Le gouvernement [sud-africain] tout entier est maintenant au travail », ajoute l’ancien expert de l’ONU.
L’Afrique du Sud sur liste grise
En mars, le Groupe d’action financière (Gafi), organisation de lutte contre le blanchiment basée à Paris, a placé l’Afrique du Sud sur une « liste grise » de pays manquant de rigueur dans la lutte contre le financement des activités illicites.
« Il est maintenant internationalement admis que nous sommes une plaque tournante », regrette l’experte sud-africaine en antiterrorisme Jasmine Opperman. « L’Afrique du Sud est le terrain des transferts de fonds […] du terrorisme », estime-t-elle, évoquant aussi le rôle d’activistes favorables à Al-Qaïda, au Hamas palestinien ou au Hezbollah proche de l’Iran.
Martin Ewi, coordinateur d’un observatoire du crime pour l’Institut des études de sécurité (ISS), à Pretoria, confirme qu’un « certain nombre d’incidents ont malheureusement donné l’impression que l’Afrique du Sud était une plaque tournante du financement du terrorisme ».
Du Sahel à la RDC
Un phénomène notamment lié à la nature démocratique du pays et à un système bancaire à la fois très développé et suffisamment ouvert pour permettre toutes sortes d’activités.
Cette prise de conscience intervient alors que l’EI, comme Al-Qaïda, a fait du continent l’axe central de son développement. Des groupes lui ayant prêté allégeance essaiment aujourd’hui en Somalie et au Sahel, autour du lac Tchad et au Mozambique, ainsi qu’en RDC. « Depuis cinq ans, l’Afrique devient de plus en plus importante [pour le groupe] », relève Hans-Jakob Schindler.
Mais le rôle de l’Afrique du Sud dans la prolifération de l’EI date de plus d’une décennie, assure Ryan Cummings, analyste pour la société de conseil privée Signal Risk, installée au Cap. Selon certains services de renseignement, les Shebab somaliens y ont fait transiter des fonds après les attaques du centre commercial Westgate, à Nairobi, en 2013.
« Évidemment, avec la poussée de l’EI et sa présence directe au Mozambique », émerge la thèse d’un « accroissement des fonds venant d’Afrique du Sud [à destination du] Mozambique et des groupes du continent, en particulier la filiale de l’EI en RDC », souligne l’analyste.
Le cocktail sud-africain est détonnant : un système financier opérationnel, une communauté musulmane active et importante, une corruption endémique et des organisations criminelles structurées de longue date.
Drogue, otages, Tinder…
Dans le viseur, « des personnalités extrémistes sud-africaines bien connues, actives depuis bon nombre d’années », résume Tore Hamming, du Centre international pour l’étude de la radicalisation, à Londres.
Les fonds proviennent d’une large gamme d’activités, allant du trafic de drogue et de minerais précieux à la prise d’otages en passant par l’extorsion de fonds via de faux profils sur l’application de rencontre Tinder. Les statistiques de la police sud-africaine témoignent à cet égard d’un doublement du nombre des enlèvements (4 000) entre juillet et septembre 2022, par rapport aux trois mois précédents. Sont aussi impliquées, selon le Trésor américain, des sociétés écrans agissant dans les secteurs des pierres précieuses, de l’or ou du bâtiment.
« Ils tirent profit de structures financières ouvertes », précise Hamming. L’argent circule via une multitude de transferts de sommes trop faibles pour attirer l’attention. L’équivalent de plus de 315 millions d’euros a ainsi quitté l’Afrique du Sud pour le Kenya, la Somalie, le Nigeria et le Bangladesh, via quelque 57000 cartes sim non enregistrées, entre 2020 et 2021, selon une enquête de l’hebdomadaire sud-africain Sunday Times. Un procédé qu’aucun service secret n’aurait pu déceler. D’autres fonds transitent par le système hawala, une méthode de paiement informel fondée sur la confiance, encore plus complexe à tracer que les transferts bancaires.
Réouverture d’anciens dossiers
L’ampleur des sommes destinées aux jihadistes reste inconnue, tout comme les logiques qui président à la répartition de ces fonds au sein des filiales régionales des groupes concernés. Mais l’argent ne manque pas. Ils « gagnent plus que nécessaire, assure Hans-Jakob Schindler, on ne peut croire une seconde qu’une entreprise ou activité économique dans une zone qu’ils contrôlent pourrait continuer à opérer sans les payer. Cela n’est jamais arrivé ».
Des documents internes à l’EI, consultés par Tore Hamming, montrent ainsi que le groupe conserve la moitié des fonds récoltés par ses soins en Somalie. Un quart est reversé à la centrale de l’organisation, et le quart restant est partagé entre ses antennes actives au Mozambique et en RDC.
Farhad Hoomer, 47 ans, est l’un des suspects sud-africains désignés par Washington. Basé à Durban, il a fait l’objet de sanctions du Trésor américain en 2022 pour son « rôle de plus en plus central dans la facilitation de transferts de fonds depuis le sommet de la hiérarchie jusqu’aux filiales à travers l’Afrique ».
Lui nie travailler pour l’EI et parle de sa « surprise », affirmant n’avoir « aucune idée » de l’origine des sanctions. « J’attends les preuves depuis un an. » Arrêté en 2018, il était accusé de préparer la pose d’engins incendiaires près de mosquées et magasins sud-africains avant que toutes les accusations ne soient levées.
Volonté politique
Mais Pretoria a depuis rouvert certains dossiers et affiché sa volonté de nettoyer son système financier. Martin Ewi, qui travaille main dans la main avec les autorités sud-africaines, indique à cet égard que plusieurs individus font l’objet d’enquêtes sur des faits remontant jusqu’en 2017-2018. « Le gouvernement a adopté une approche très volontariste », assure-t-il aujourd’hui.
Plusieurs lois ont été adoptées à la hâte par le Parlement. L’une, qui porte sur le blanchiment et la lutte contre le financement du terrorisme, a été promulguée par le président Cyril Ramaphosa juste avant Noël.
Et le 19 mai, le ministre de la Sécurité, Khumbudzo Ntshavheni, a promis de veiller à ce que « le territoire sud-africain ne soit plus utilisé pour préparer, faciliter ou mener à bien des actes de terrorisme, ou acquérir, déplacer, stocker et utiliser des fonds en soutien du terrorisme ».
(Avec AFP)
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