Noureddine Ayouch : « Sur le Maroc, Macron est manifestement mal conseillé »

La généralisation annoncée de l’enseignement de l’anglais au Maroc est-elle, en creux, un nouveau signe de prise de distance avec Paris ? Spécialiste des langues, le célèbre publicitaire ne le croit pas, mais confirme qu’un fossé s’est creusé entre Rabat et Paris.

Le publicitaire marocain Noureddine Ayouch. © Montage JA : Naoufal Sbaoui pour JA

FADWA-ISLA_2024

Publié le 24 juin 2023 Lecture : 6 minutes.

L’ACTU VUE PAR – Dès septembre prochain, à la rentrée scolaire, l’enseignement de l’anglais sera généralisé dans tous les collèges du royaume, qu’ils soient publics ou privés. Une mesure accueillie très positivement par l’ensemble des couches de la population marocaine, et tout particulièrement la jeunesse qui, depuis un moment déjà, semble préférer la langue de Shakespeare à celle de Molière. En témoigne une étude réalisée par le British Council en 2021, qui indique que 40 % des jeunes Marocains interrogés considèrent qu’il est plus important d’apprendre l’anglais que le français, contre seulement 10 % qui pensent l’inverse.

Et si, comme veut le croire Noureddine Ayouch, pionnier de la publicité au Maroc connu pour son intérêt pour les langues, l’heure du grand remplacement du français par l’anglais n’a pas sonné (et n’est pas souhaitable), cette mesure mise en place par le ministre de l’Éducation nationale, Chakib Benmoussa, témoigne de manière incontestable d’une perte d’attractivité du modèle français et, quelque part, d’un désamour des Marocains pour la France. Mais aussi d’une volonté de s’ouvrir à d’autres cultures, d’autres opportunités, à l’image de ce qui se fait au niveau de la diplomatie avec la diversification des partenariats économiques et politiques.

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Jeune Afrique : L’enseignement de l’anglais sera généralisé dans les collèges au Maroc dès la rentrée scolaire 2023-2024. Comment interprétez-vous cette mesure ?

Noureddine Ayouch : Elle s’inscrit dans la continuité d’un phénomène qui est dans l’air du temps. Un nombre croissant de Marocains, surtout les jeunes, parlent anglais, affectionnent l’anglais, et pour beaucoup, s’expriment mieux en anglais qu’en français. Je le constate régulièrement durant les entretiens que je conduis lorsque je suis amené à recruter des gens : même ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures parlent anglais de manière fluide. Et lorsque je leur demande s’ils l’ont étudié à l’école, ils me répondent presque systématiquement que non, qu’ils l’ont appris par eux-mêmes, en regardant des vidéos, à travers la chanson, le rap, Internet, les réseaux sociaux, les plateformes vidéo.

C’est une langue qui s’est imposée d’elle-même, comme une ouverture sur le monde, vers d’autres pays, d’autres cultures, mais aussi d’autres opportunités d’emploi. Les Marocains ont bien compris qu’en apprenant à parler anglais ils trouveraient plus facilement un travail. Alors qu’auparavant ils se tournaient vers la France, avec l’anglais, ils ont désormais le monde tout entier qui s’ouvre et s’offre à eux.

Mais il faut le faire de manière intelligente et en veillant à bien choisir les personnes chargées de son enseignement, pour ne pas réitérer les erreurs commises durant les années 1980 pour l’arabisation, qui a été une véritable catastrophe, notamment parce qu’elle s’était accompagnée de la venue de professeurs porteurs d’une idéologie. Cela avait beaucoup contribué à l’islamisation.

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À travers cette mesure, le Maroc n’est-il pas en train de marcher sur les pas de certains pays africains comme le Rwanda ?

Si vous voulez dire qu’il y a une volonté de libération, un peu sur le modèle de certains pays, comme le Rwanda ou la Tunisie, où Ben Ali avait arabisé bêtement pour contrer « politiquement » le français, je vous répondrai en toute objectivité que non. La généralisation de l’enseignement de l’anglais n’est pas une affaire de mauvaise humeur et ne doit pas se faire au détriment du français, parce qu’il y a toute une culture, tous ces grands auteurs et ces grands artistes français que nous avons étudiés, aimés…

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Il y a aussi tout un passé commun et un présent au niveau des affaires, et des liens avec des personnes admirables. Je ne parle pas des Français en général qui sont, je dirais, un peu racistes vis-à-vis des pays et des peuples comme les nôtres, et d’une manière générale vis-à-vis des Africains.

Un racisme de plus en plus frontal et décomplexé qui s’exprime à travers des partis comme celui de Marine Le Pen et d’autres, mais aussi dans les médias. On a vu Éric Zemmour, lors de la dernière présidentielle, axer toute sa campagne sur ça. C’est un véritable délitement de la classe politique et des valeurs françaises, et qui a un impact certain sur l’image de la France au Maroc.

Justement, ne pensez-vous pas que cette généralisation de l’anglais est symptomatique d’une forme de désamour avec Paris ?

Il est évident qu’il y a un agacement, et même un mécontentement, d’un point de vue politique de la part du pouvoir marocain vis-à-vis de Paris et tout particulièrement d’Emmanuel Macron, qui se comporte avec la monarchie marocaine et le roi d’une manière pour le moins cavalière. Il y a eu l’épisode Pegasus, que le président français ne semble pas avoir digéré et à la suite duquel il s’était montré irrespectueux à l’égard de la monarchie, bien que le Maroc ait indiqué clairement qu’il n’y était pour rien.

À cela est venue s’ajouter l’affaire des restrictions de visa qui était honteuse, et des prises de position de la France contre le Maroc à l’Union européenne sur la question des droits de l’homme.

Les élites marocaines, historiquement très francophiles, semblent avoir particulièrement mal vécu la restriction sur les visas…

Tous les Marocains ont très mal vécu cette question des visas, y compris moi, qui ai fait mes études en France, où je compte beaucoup d’amis. Je me suis senti blessé, et cette blessure est partagée par des écrivains, des acteurs, des metteurs en scène et des chefs d’entreprise. Cette mesure, dont le but n’était autre que de vexer de manière puérile les Marocains, revenait à dire « je ne vous laisse pas entrer chez moi » à des personnes qui n’avaient de toute manière aucune intention de s’installer en France. C’est vraiment désastreux. Une honte.

Très franchement, en tant que Marocains, on a tous envie de répondre aux autorités françaises : « Mais pour qui vous prenez-vous ? » Et si nous n’étions pas dans l’obligation d’aller en France, soit pour rendre visite à nos familles ou à nos enfants étudiants, soit parce que nos entreprises ont des liens d’affaires avec des sociétés françaises ou, dans le cas des artistes, pour assister à des événements ou des festivals, les Marocains, et de surcroît l’élite du royaume, tourneraient définitivement le dos à la France.

À quoi attribuez-vous l’enlisement de la crise Maroc-France ?

C’est d’abord une affaire de personnes qui aurait pu être dépassée. Mais le président Macron n’a pas fait ce qu’il fallait pour débloquer les choses : on attendait de lui qu’il présente des excuses, d’une manière ou d’une autre. Non seulement il ne l’a pas fait, mais il semble déterminé à ne pas faire les bons choix en matière d’entourage.

Il n’a pas de conseillers suffisamment expérimentés politiquement et qui comprennent réellement les pays du Maghreb pour lui permettre de sortir de l’impasse dans laquelle il se trouve, que ce soit avec le Maroc ou avec l’Algérie. Car indépendamment de la crise avec Rabat, le rapprochement avec Alger semble très fragile, malgré l’impression de lune de miel donnée par le voyage d’Emmanuel Macron l’été dernier. Les nombreux atermoiements autour de la venue de Tebboune à Paris en témoignent, tout comme les proportions prises par l’affaire Amira Bouraoui et tous les sous-entendus sur le rôle joué par les services français.

Cette faille dans le choix de ses conseillers en dit long sur le tempérament et la profondeur politique de Macron lui-même – qui pourtant est une personne intelligente par ailleurs, dotée d’un esprit très agile. Mais aussi du délitement et du déclin intellectuel de la classe politique française, en proie à une crise profonde et souffrant d’une absence d’alternatives incarnées par de nouvelles figures.

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