« Si tu me laisses ici, je vais mourir » : la Turquie, l’enfer caché des étudiants africains
Longtemps attractive pour les étudiants africains, la réputation de la Turquie est-elle en train de s’écrouler ? Jeune Afrique a recueilli le témoignage glaçant d’étudiants qui parlent d’agressions, de prostitution et de viols.
« Maman, ils refusent de me remettre mon téléphone parce que je suis noire ». Samedi 25 mars, Jeannah Danys Dina Bongho Ibouanga, 17 ans, supplie, en larmes, sa mère de rompre son contrat de bail et de l’envoyer loin de Karabük, même s’il faut que celle-ci divise son argent de poche en deux. Auquel cas, elle retournerait volontiers au Gabon. Dans les notes vocales que Jeune Afrique a pu consulter, elle se dit victime de racisme et raconte subir des menaces de mort depuis au moins 3 mois.
Au moment où sa mère, au Gabon, se presse d’aller emprunter de l’argent pour l’envoyer à sa fille unique, Jeannah Danys Dina Bongho Ibouanga est brutalement assassinée, dimanche 26 mars. Sa dépouille sera retrouvée dans la rivière Filyos par un conducteur de train près de l’université de Karabük, dans le nord de la Turquie. Elle y suivait, comme nombre d’étudiants gabonais, des études de génie mécanique après avoir obtenu un baccalauréat scientifique dans son pays natal.
L’ombre de Dina
Sous la pression des étudiants et des organisations de la société civile, l’université de Karabük convoque une réunion. Mais contre toute attente, des étudiants subissent des « menaces » et sont « interdits » d’évoquer la mort de l’étudiante sous peine d’exclusion. « Les étudiants gabonais et étrangers subissent des pressions pour ne pas parler de la mort de Dina, afin que l’université ne soit pas inquiétée. J’en ai moi-même été témoin », assure Me Kerim Bahadır Seker dans un entretien accordé à Faapa.info.
L’avocat turc de la victime détaille un parcours du combattant et un bras de fer contre l’État turc pour la famille de Dina, qui finira par obtenir que la dépouille de l’étudiante soit rapatriée dans son Gabon natal. Le gouvernement gabonais a, à plusieurs reprises, refusé d’aider la famille à payer la somme exigée pour rapatrier le corps, selon les proches de la disparue.
Jeannah Danys Dina Bongho Ibouanga repose désormais sur la terre des ses ancêtres. Mais pour les organisations de la société civile et les associations d’étudiants africains en Turquie, cet énième assassinat témoigne du malaise général auquel font face les étudiants du continent. Dina est partie, mais son ombre plane toujours sur une Turquie où les étudiants – dont certains ont déjà quitté le pays – restent inquiets quant à leur avenir.
« Jamais vu de Noirs »
La Turquie, qui a intensifié ses actions diplomatiques sur le continent ces dernières années, accueille un peu plus de 61 000 étudiants ressortissants d’Afrique dans ses universités, selon le gouvernement turc. Les mobilités d’études de l’Afrique subsaharienne pour la Turquie ont été mises sur pied à travers une politique d’internationalisation du gouvernement Erdogan, qui cherchait à attirer des milliers de jeunes Africains dans les écoles d’Ankara, Istanbul, Karabük ou Konya.
Une politique d’ouverture qui n’a pas été été forcément très bien accueillie par les populations locales. « J’ai rencontré des gens qui n’avaient jamais vu de Noirs auparavant. Ils étaient choqués de me voir », raconte un étudiant ivoirien à Istanbul, dans une étude de la revue Open edition. Ces dernières années, plusieurs épisodes ont ému les réseaux sociaux. Lors du putsch manqué dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, Alassane Cherif Ly, étudiant en économie, et un autre Sénégalais avaient été arrêtés, détenus et qualifiés de « terroristes » partisans de l’opposant Fethullah Gülen, avant d’être expulsés.
À l’aéroport d’Istanbul, un restaurant a également un temps imposé aux gens de couleur de ne manger uniquement que du poulet et du riz. Au même endroit, le Camerounais Emmanuel Chedjou a vécu une autre mésaventure : les autorités turques l’avaient emballé dans du plastique pour le renvoyer, tel un bagage en soute, vers Yaoundé, via la compagnie Turkish Airlines, au motif qu’il détenait un faux-visa. Depuis les protestations des passagers, il sera finalement incarcéré dans un centre de détention où, a-t-il témoigné sur France 24 : « Les Noirs n’[avaient] pas la parole ». Depuis plusieurs années, nombre d’ONG pointent ainsi une recrudescence des actes racistes vis-à-vis des étrangers, en particulier les Africains.
« Il fallait fuir »
Les agressions sexuelles sont, en particulier, légion. En janvier 2023, deux mois avant le meurtre de la Gabonaise Dina, une étudiante sénégalaise de 21 ans a ainsi été victime d’un « viol collectif », commis par deux citoyens turcs dans une usine où la victime présumée travaillait. Dans un communiqué, le ministère des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur ont dénoncé un « crime odieux et insupportable ». Loin d’être prise en charge et écoutée, la victime avait été mise aux arrêts par la police turque, au prétexte qu’elle séjournait illégalement sur le territoire.
On peut t’embarquer devant ton copain
Sandra*, une autre étudiante, se souvient comme si c’était hier des « pires atrocités » qu’elle dit avoir vécues en Turquie. « Ils vous voient dans les trains, se masturbent et éjaculent devant vous », narre cette jeune Camerounaise dans une vidéo que Jeune Afrique a pu consulter. « Dans les rues, on te fait la cour devant ton copain noir sans que ce dernier n’ait le droit de s’opposer. Des hommes peuvent t’embarquer devant lui et il n’a pas le droit de dire non », raconte-t-elle.
L’étudiante, qui s’est depuis réfugiée en Allemagne, peine encore à tourner la page, quatre ans après : « Une semaine après être arrivée sur le territoire turc, j’ai appelé ma mère au Cameroun. J’ai dit : maman, si tu me laisses ici, je vais mourir. Je veux partir en Grèce ». Sandra restera un an en Turquie entre 2017 et 2018. « Alors que mon année universitaire était validée et payée, j’ai tout laissé et je suis partie. Il fallait fuir ».
Sandra dit toutefois avoir fait de la prison à deux reprises, alors qu’elle tentait de fuir le pays vers le territoire grec, porte d’entrée de l’espace Schengen et de l’Europe de l’Ouest. Dans des centres de détention, la jeune étudiante dénonce des cas de « viols ». « Dans les prisons, on couche les filles [contre leur volonté] », dénonce-t-elle. Si elle a échappé au calvaire et au sort de Dina, c’est, estime-t-elle, « parce que nous étions avec les frères africains et parce qu’on se protégeait entre nous ».
« Ils disent que tout va bien, pourtant c’est faux »
Nicoletta, dont la fille est actuellement étudiante en Turquie, se montre quant à elle très protectrice, espérant que son enfant évite le pire. « Je ne laisse même pas ma fille faire des sorties avec l’école », révèle-t-elle. Mais pour les jeunes Africaines abandonnées à elles-mêmes, il n’existe souvent pas d’issue, en particulier quand elles finissent en centre de détention après avoir tenté de quitter le pays pour l’Europe occidental, souvent la Grèce, l’Allemagne ou la France, comme Sandra.
Les viols, selon la jeune Camerounaise, y sont organisés par des directeurs de prison qui « choisissent les filles de leur choix pour les coucher ». Conséquence : des étudiantes se retrouvent avec des enfants de père turc inconnu, « tellement elles ont été violées ». La femme noire est « utilisée » comme un « instrument », dénonce-t-elle. « Les étudiants qui sont en Turquie ne veulent pas dire la vérité à ceux qui tentent d’immigrer là-bas. Ils disent que tout va bien, pourtant c’est faux ».
« Les démarcheurs [des employés d’agences en Afrique] m’ont dit que c’était facile de rejoindre la Grèce par la Turquie, car il suffit juste de traverser une route en marchant. Mes parents et moi sommes tombés dans le piège », poursuit Sandra. Depuis son lieu de résidence en Allemagne, elle a décidé de parler de son séjour d’un an en Turquie. Mais l’étudiante n’arrive pas encore à tout raconter, et pas à tout le monde. « Il y a des choses que je ne dis pas à ma maman. J’ai supporté, pensant que ça allait passer. Depuis la mort de Dina, j’ai décidé de parler ».
« 50 livres, avec ou sans préservatif »
Sarah, une autre étudiante, a quant à elle été victime d’une arnaque au faux permis de résidence, qui n’arrange rien à la situation des étudiants africains. Ceux-ci, explique cette autre jeune Camerounaise, seraient « traqués par la police turque » à la recherche de papiers frauduleux délivrés par de fausses agences d’aide à l’immigration, qui pullulent en Turquie sans que les autorités parviennent à démanteler leurs réseaux. Dans l’illégalité sans l’avoir voulu, nombre d’Africains, qui peuvent travailler plusieurs mois sans être payés, basculeraient une nouvelle fois dans une dangereuse précarité.
Certaines vendent du sexe 24 heures sur 24
Sarah décrit ainsi des étudiantes souvent contraintes de « se prostituer » pour survivre, et notamment pour payer des billets de train et se déplacer. « À chaque gare, il y a des clients. On vous propose 50 livres, avec ou sans préservatif », explique l’étudiante. Elle dit avoir été tentée par la pratique, en raison de ses difficultés financières. Certaines Africaines, ajoute-t-elle, « vendent du sexe 24 heures sur 24 » au même carrefour, chaque jour. « Les Turcs pensent que nous sommes toutes comme ça.. »
« Dans les files d’attente, dans les restaurants, il y a des gens qui te demandent combien tu prends, ou si c’est avec ou sans préservatif. Que tu soies mariée ou non, il ne te respecte pas », raconte t-elle. Parfois, la solidarité entre ressortissants du continent protège les plus vulnérables. Mais d’autres fois, les « frères africains » se font complices. Et proxénètes. « Beaucoup d’étudiantes sont forcées à se prostituer avec la complicité de frères qui les surveillent », dénonce l’étudiante camerounaise. « Elles ont souvent été lâchées par la famille et sont obligées de tomber là-dedans ». Pour elles, l’eldorado turc a viré à l’enfer.
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