Ahmed Souab : « Aujourd’hui, la justice tunisienne est à genoux »

Ancien magistrat devenu avocat, Ahmed Souab s’alarme du durcissement du pouvoir en Tunisie. Il en analyse les origines constitutionnelles et les conséquences sur les droits et libertés des citoyens.

Les membres du Conseil supérieur provisoire de la magistrature, dont la composition est désormais décidée par le Président, prêtent serment devant Kaïs Saïed au palais de Carthage, le 7 mars 2022. © Tunisian Presidency/Anadolu Agency/AFP

Publié le 17 juin 2023 Lecture : 6 minutes.

La liste des hommes politiques détenus en Tunisie s’allonge. Ils ne sont pas poursuivis dans des affaires personnelles mais dans le cadre de deux dossiers distincts en cours d’instruction pour pas moins de 17 crimes, parmi lesquels tentative d’assassinat et complot contre l’État. Des affaires qui semblent s’enliser et dans lesquelles les avocats clament l’innocence de leurs clients tout en dénonçant des dossiers vides. Du jamais-vu en Tunisie, où la justice, certes pas toujours indépendante, semblait toutefois décidée à s’émanciper des influences et pressions.

Ancien président du tribunal administratif, Ahmed Souab a troqué sa robe de juge contre celle d’avocat. Il est aujourd’hui le défenseur du dirigeant du parti Attayar, Ghazi Chaouachi, mais également de son fils, Elyes Chaouachi, convoqué à propos d’une publication sur les réseaux sociaux concernant les conditions d’incarcération de son père. Sans rien dévoiler des instructions, il revient pour Jeune Afrique sur la genèse de cette situation qui amène aujourd’hui un leader de l’opposition tel que Ahmed Néjib Chebbi à être entendu pour avoir reçu l’invitation d’un ambassadeur.

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Jeune Afrique : Une nouvelle Constitution, un nouveau régime, mais également des poursuites contre des opposants politiques… Où en sont les droits et libertés individuels dans le pays ?

Ahmed Souab : L’état des libertés, généralement, n’est que la résultante politique de la conception des pouvoirs constitutionnels, ou le reflet du système constitutionnel et politique. D’ailleurs, la notion de constitutionnalisme est née d’un mouvement politique et doctrinal selon lequel la Constitution est la meilleure garantie pour protéger les libertés. En termes d’État de droit et de séparation de pouvoirs, l’écart entre la Constitution de 2014 et celle de 2022 est conséquent. En 2014, la panoplie des droits et des libertés publiques et privées était assortie de garanties, comme celles qui interdisaient les atteintes à la substance des libertés et encadraient les restrictions selon les nécessités tout en respectant l’État civil.

À cela s’ajoute le rôle de contrôleur et de protecteur des libertés qu’est supposé jouer la justice, et l’existence de contre-pouvoirs. Les rapports de pouvoir entre l’exécutif et le législatif ont été maintenus, mais nous ne sommes pas dans un régime présidentiel : le seul régime de ce type est celui des États-Unis, avec ses spécificités, et il n’est pas est exportable. Nous sommes dans un régime excessivement et outrancièrement présidentialiste, avec toute une cohorte de déséquilibres entre les pouvoirs, si bien que le président ne peut être contesté.

Qu’existait-il dans la Constitution de 2014 et qui a été écarté en 2022 ?

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Trois outils constitutionnels représentant des garanties ont été éliminés depuis 2014. Le premier, d’ordre conceptuel, est la notion d’État civil, qui a été supprimée y compris de la partie du texte consacrée aux droits et aux libertés. L’État civil a été créé pour se prémunir contre, ou contrecarrer, le pouvoir militaire. Comme en Égypte et en Algérie, mais aussi, et surtout, par opposition à un État théologique.

La garantie micro-structurelle était liée au pouvoir juridictionnel et définie par l’ancien article 102, aujourd’hui supprimé, qui stipulait que la justice est un pouvoir indépendant qui garantit la démocratie, la suprématie de la Constitution et l’inviolabilité des droits et des libertés. Mais la plus importante, d’ordre macro-structurel, représente une menace sur l’ensemble de la Constitution. Il s’agit de l’article 5, qui prévoit que l’État garantit les objectifs de l’Islam. In fine, cela revient ni plus ni moins qu’à une application de la charia.

La justice est castrée, à genoux, asservie

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Qu’entendez-vous par « une application de la charia » ?

Il s’ensuit qu’un juge islamiste, salafiste ou conservateur peut refuser l’exécution d’un article du Code de la famille parce qu’il l’estime en contradiction avec la charia. Par ailleurs, tout texte administratif, législatif ou même international peut-être écarté par un juge. Les textes législatifs sont de plus en plus liberticides, certains sont anciens mais exploités à outrance, notamment le code pénal, le code de procédure pénal et la loi sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent. Ces textes menaçants sont devenus des guillotines. On a fait également un usage abusif du décret de janvier 1978 régissant l’état d’urgence, qui était tombé en désuétude mais qui permet l’assignation à résidence, l’interdiction de voyage et de se déplacer entre les gouvernorats.

À ces menaces législatives et réglementaires, s’ajoutent les entraves à la praxis juridictionnelle. Sous Bourguiba, avec la Cour de sureté de l’État, nous avions une pseudo justice. Ben Ali avait maîtrisé la justice par la « technique des couloirs » soit la mainmise sur les grands tribunaux de quelques chambres. Mais Ben Ali n’a jamais affamé les juges et réintégré ceux qui avaient été révoqués, sauf Mokhtar Yahyaoui. Avec les islamistes d’Ennahdha, le champ d’action du pouvoir s’élargit : en mai 2012, une taylorisation, ou plutôt une hécatombe opérée par le ministre de la Justice d’alors, Noureddine Bhiri, a écarté 82 juges. La justice aura néanmoins son mot à dire, puisque certains magistrats ont été réintégrés sur jugement du tribunal administratif. Aujourd’hui, le pouvoir s’est taillé un boulevard porteur de fortes turbulences.

La justice est castrée, à genoux, asservie. La révocation de 57 juges, considérée comme un licenciement, est pire que celle de Bhiri, puisque les sentences de réintégration du tribunal administratif n’ont pas été appliquées. Ainsi, les juges n’ont plus de garanties fonctionnelles mais également organique, avec un Conseil supérieur de la magistrature qui n’est plus élu et n’a aucune indépendance. Le pire est que l’Ordre des avocats se tait et n’a inscrit aucun des magistrats révoqués qui en ont fait la demande. Résultat, les juges sont terrorisés, ont perdu la bouée de sauvetage que représentait le barreau. Certains magistrats, face à un dossier chaud, sont dans l’esquive. Ils préfèrent, comme le dit le dicton populaire, que « leur mère n’ait pas à pleurer et peu importe que celles des autres pleurent ». Si le juge, premier garant des libertés, n’est pas libre, il ne peut s’inquiéter d’un texte liberticide.

Votre lecture n’est-elle pas subjective ?

Elle résulte du constat de tous les faits et actes évoqués précédemment, et les événements confirment la dérive. Le président est dans un champ conservateur. À Carthage, le président Saïed a commenté aux représentants européens un texte exposé dans une salle où il est question du guide et de ses sujets… Pourtant, le petit peuple apporte son soutien à ce régime. Nous sommes passés d’un dictateur, dans le sens romain, c’est à dire pour une période exceptionnelle, à un chef de la Cité qui détient tous les pouvoirs et est devenu despote en tuant textuellement les libertés avec notamment le décret-loi 54, l’instrumentalisation de la justice. Nous voyons émerger un système qui avilit les élites, les corps intermédiaires dont les syndicats et les partis, ostracise des hommes d’affaires ou des magistrats. L’histoire nous a enseignés que dictature, despotisme, souverainisme, populisme, plus un discours encore plus raciste que celui tenu en Europe, sont les symptômes du fascisme.

Qu’en est-il des procès politiques ?

Ils ne sont qu’une conséquence. On remarque avec ironie que la justice a la vitesse d’un supersonique quand il s’agit de poursuivre les opposants, et va au rythme d’une tortue pour activer les procédures contre ceux qui soutiennent le régime. Il y a même une corrélation entre la diminution de la résistance des opposants politique et du corps juridictionnel et l’augmentation de la répression.

La suite dépendra de nous. On savait, par expérience, que ceux qui résistaient à Ben Ali n’étaient que quelques centaines, mais aujourd’hui des milliers de personnes expriment leur désaccord. Les femmes et surtout la jeunesse, qui a commencé à se créer une conscience politique après 2011 et qui s’est abreuvée à la liberté. La partie ne sera pas facile pour le pouvoir.

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