En Tunisie, jeu de chaises musicales dans les conseils d’administration
Éplucher les conseils d’administration des sociétés tunisiennes, c’est tomber régulièrement sur les mêmes noms de famille. Mais la Tunisie tente d’imposer une gouvernance plus moderne.
Le réflexe est quasi le même chez les interlocuteurs au téléphone : un souffle vite étouffé, qu’on imagine sans mal accompagné d’un léger sourire. Aborder la question des administrateurs dans les sociétés privées, c’est mettre le doigt sur la consanguinité du tissu économique tunisien. Alors que la saison des assemblées générales bat son plein, les nominations au sein des conseils d’administration s’apparentent souvent à un jeu de chaises musicales.
Conflit d’intérêts ?
Dernier exemple emblématique en date, celui de Poulina Group Holding (PGH), l’un des deux premiers groupes privés du pays. Ahmed Bouzguenda a remplacé Khaled Bouricha à la tête du conseil d’administration (CA). Dans quatre ans, il cèdera, selon toute logique, sa place à Selim Ben Ayed. Les trois hommes sont les héritiers des fondateurs historiques du groupe. Rien d’illogique à cette gouvernance tournante, donc, d’autant que le groupe se porte bien – il a atteint un chiffre d’affaires record en 2022, d’environ 1,2 milliard d’euros.
Sauf qu’à côté de ce prestigieux poste, Ahmed Bouzguenda est également dirigeant de la Société Bouzguenda Frères (SBF), spécialisée dans le BTP et représentant des petits porteurs au CA d’Amen Bank (neuvième banque tunisienne en termes de produit net bancaire en 2022).
L’entrepreneur de 57 ans ne pourrait-il pas être tenté d’obtenir pour SBF de l’acier transformé à bon prix de la part des sept sociétés de Poulina opérant dans le secteur et des crédits à taux préférentiel auprès de Amen Bank ? Contacté, Ahmed Bouzguenda, ne se dérobe pas : « La question est très pertinente. Une règle bien claire a été instaurée à Poulina par le fondateur du groupe, feu Abdelwahab Ben Ayed : aucun favoritisme. Plusieurs projets de Poulina dans le domaine du génie civil sont réalisés par des entreprises autres que SBF. De même, SBF ne s’approvisionne que peu auprès des filiales de Poulina. La législation tunisienne est très stricte à ce niveau, les commissaires aux comptes sont obligés de publier un rapport spécial concernant les transactions avec les administrateurs. Pour le secteur financier, les banques sont aussi contrôlées par la Banque centrale qui, dans le cadre des règles prudentielles, examine minutieusement les engagements des administrateurs. Cela étant, entre acteurs du secteur privé, c’est la loi du marché qui prévaut : la négociation des conditions se fait uniquement sur la base d’intérêts économiques et du poids et de la capacité de négociation de chacun. »
Captation des richesses
« Le cas d’Ahmed Bouzguenda ne relève pas directement du conflit d’intérêts, il est surtout une conséquence de la concentration et de la captation des richesses par une élite économique restreinte », explique Houssem Saad, coordinateur à l’Association de lutte contre l’économie de rente en Tunisie (Alert). Ce que confirme en sous-texte le principal intéressé qui, en tant qu’ancien président de l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE, cercle de réflexion entrepreneurial), a personnellement contribué à la rédaction du guide de bonnes pratiques de gouvernance : « Je suis fondamentalement contre le principe d’administrateur croisé, mais, en Tunisie le marché des managers est bien limité. La connaissance de l’entreprise devient un denier rare. Il devient difficile de retrouver des administrateurs indépendants, bien que des efforts louables soient entrepris depuis peu pour assurer une formation d’administrateur. »
En 2019, le législateur a obligé les entreprises cotées à se doter d’au moins deux administrateurs indépendants et d’un représentant des petits porteurs. À part les banques, très peu de sociétés s’y conforment. « Cela prend du temps, les sociétés doivent sélectionner les bons profils. Les candidats doivent se soumettre au vote des actionnaires. Ce n’est que cette année que le processus démarre réellement », justifie-t-on au Conseil du marché financier (CMF) qui préconise cependant dans son guide que la moitié des administrateurs soit des indépendants. Le retard s’explique aussi par le refus des gendarmes financiers de punir les fautifs, souvent des représentants des familles (Ben Ayed, Ben Yedder, Mabrouk, Doghri, etc.) qui possèdent les grandes holdings et sociétés du pays : « L’objectif, c’est d’accompagner les actionnaires à transformer leur conseil d’administration sans les brusquer », précise-t-on du côté de la Bourse des valeurs mobilières de Tunis.
Un ancien cadre d’intermédiaire en bourse n’y croit guère : « Quand les assemblées générales approchent, les gros actionnaires se rapprochent de nous pour dire pour quel administrateur il faut voter. La pratique ne disparaîtra pas. Il faudra surveiller à quel point ces nouveaux administrateurs indépendants seront réellement indépendants et compétents. »
Des administrateurs professionnels
Kais Kriaa, dirigeant de la société financière AlphaMena, pointe un autre écueil : « Paradoxalement, les règles sont trop strictes pour être efficaces. Dans un environnement aussi fermé que le monde de l’entreprise tunisien, ces conditions sont quasi inapplicables. Un bon administrateur doit connaître le monde des entreprises, apporter sa plus-value personnelle et être un fin connaisseur des règles juridiques. Des profils de ce genre, il n’y en pas beaucoup. » D’où l’émergence d’ » administrateurs professionnels ». Sur son LinkedIn, Emna Kallel annonce d’emblée qu’elle siège dans quatre conseils d’administration : UIB (banque), Poulina holding Group, Assad (fabrication de batteries) et Advans Tunisie (société financière). Dans les médias, la dirigeante d’une société de conseil en finance revendique cette boulimie pour aider les femmes à tracer leur voie. Les CA demeurent des bastions masculins : les administratrices sont moins de 8%.
Dans l’entourage du président de la République, Kaïs Saïed, ces potentiels conflits d’intérêt renforcent la volonté de voir se développer les sociétés communautaires, d’un minimum de 50 administrateurs, qui prendraient la relève des entreprises classiques.
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