En Tunisie, l’Europe à l’heure du « chacun chez soi »
Le ballet incessant de dirigeants européens venant proposer, avec un cynisme à peine voilé, une aide financière en échange d’un contrôle accru des flux de migrants commence à irriter Kaïs Saïed et ses concitoyens.
L’information tourne en boucle, glaçante et pourtant si familière que pour certains elle en devient anodine. Une embarcation, sous l’effet des remous provoqués par les navires des garde-côtes, a chaviré au large de la Grèce le 14 juin dernier. À bord de ce rafiot de la désespérance, 500 candidats à une vie meilleure. On parle de 82 morts, le bilan réel étant sans doute bien supérieur.
Le lendemain, Journée mondiale des réfugiés, le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et Nancy Faeser, son homologue allemande, rencontraient les autorités tunisiennes. Ils font partie de la cohorte politico-diplomatique qui défile à Tunis depuis que Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien et émissaire non officielle de l’Union européenne (UE), a déboulé à Tunis le 6 juin et déployé tout son bagout pour convaincre le président tunisien Kaïs Saïed, et toute la Tunisie, que l’offre qu’elle transmettait était une occasion à ne pas rater.
Un package présenté comme une opportunité gagnant-gagnant où il est question de migration, d’argent, de contrôle, de connexion de la Tunisie aux réseaux, internet et électrique, pour des business futurs et de mise en adéquation entre l’éducation et une économie moderne. Le Graal de l’aide au progrès que l’UE a l’habitude de « vendre ».
Cette perception peut paraître outrancière, voire erronée, mais elle résulte du sentiment que les 27 pays de l’UE – dont l’hymne commun est « L’ode à la joie » — a une vision mercantile de la question migratoire. Sous cette approche donnant-donnant proposée par Bruxelles et ses représentants affleure une sorte de mépris, ou plutôt un manque de considération pour l’autre. Cet autre dont on veut qu’il soit partenaire à des conditions précises, qu’il adhère à des idéaux communs et qu’il soit surtout un élève docile.
Toujours ce rapport de domination
La Tunisie ne l’a pas été. Non pas tant pour être sortie des normes de la démocratie telles qu’entendues par l’Occident, mais pour ne pas avoir surveillé ses frontières. Pas suffisamment en tout cas et pas comme le voudraient les pays européens. Même si on peut les comprendre, il ne s’agit pas pour autant d’une banale nuisance de voisinage.
Sous couvert de l’Europe, les pays de l’Union s’entêtent dans une approche qui finalement n’a rien à envier à la politique coloniale où on a juste troqué l’exercice de la force contre la puissance économique. Dans tous les cas, il s’agit toujours d’un rapport de domination.
L’offensive de l’Europe sur la Tunisie se décline, ensuite, sur le plan bilatéral : les pays de l’UE, surtout la France et l’Italie pour des raisons de proximité, débarquent au solstice d’été avec une hotte chargée de cadeaux que l’on ne peut même pas échanger, des présents qui n’en sont pas puisque la Tunisie devra payer, d’une manière ou d’une autre, la prodigalité européenne.
L’aide, quand on est dans le besoin comme l’est la Tunisie, n’a pas de prix mais elle a un coût, très lourd, voire insoutenable pour les générations futures. D’autant que les pays européens n’ont pas fait montre d’enthousiasme après la suggestion, tout à fait honorable et utile pour tous, du président Saïed de convertir une partie de la dette de la Tunisie en projets d’investissement.
Au cœur de tous ces échanges, l’humain, considéré par les uns comme une valeur inestimable et par les autres comme quantité négligeable. L’humain réclame le droit de vivre dignement, d’aller et de venir librement, de pouvoir choisir. Abstraction faite des innombrables déclarations sur les droits humains, il suffit de se rappeler combien le confinement lors de la pandémie de Covid-19 a été insupportable, car restrictif et perçu comme liberticide.
L’Europe a la mémoire courte. Elle a oublié ses émois humanitaires face aux boat-people vietnmaiens des années 1980, son euphorie lors de la chute du mur de Berlin, son indignation face à celui que le président Donald Trump a voulu ériger à la frontière mexicaine. Pis, elle crée d’autres barrières, plus subtiles sur le papier, tout aussi odieuses dans la pratique : celles de la sous-traitance de la migration irrégulière par le pays de transit. Une sorte de « retour à l’expéditeur » qui réduit l’humain à un colis. À cette différence près que l’expéditeur croit avoir fait une bonne affaire puisqu’il est rémunéré pour cette opération.
L’immigration choisie : un leurre
L’Europe a-t-elle les moyens de sa politique ? On ne parle pas ici de moyens financiers mais de ce ciment qui scelle, réellement, les relations. Cela relève presque de l’indicible, ce trois fois rien qui est un gage de confiance mutuelle et qui change tout. Bruxelles, plongée dans ses tourments, n’a même plus conscience de ses paradoxes. Elle prétend régir les flux migratoires et la mobilité, met en œuvre un dispositif de contrôle à ses frontières, mais reste une institution qui « n’existe pas » pour les ressortissants hors Schengen, simplement parce qu’elle ne délivre pas de visas.
In fine, le bilatéral s’impose : c’est la carte jouée par l’Italie et la France, quand cette dernière met à disposition de la Tunisie 25,8 millions d’euros pour acquérir des équipements et dispenser les cycles de formation nécessaires aux sécuritaires et aux garde-côtes chargés de contenir les traversées de migrants irréguliers.
L’irrégularité, une appellation finalement mal venue qui fige dans un statut incertain dès que l’on quitte son propre territoire. Le migrant devra fournir un effort titanesque pour s’en débarrasser et le troquer contre celui de réfugié ou de demandeur d’asile pour devenir « régulier » et convaincre de la constance de ses intentions.
Le mot Europe est issu du terme qui désignait le « couchant » en phénicien. C’est aussi, dans la mythologie, le prénom d’une princesse de Tyr abusée par Zeus. Bref, « Europe » n’est pas d’origine européenne. Un point commun avec le ministre Gérald Darmanin, qui partage avec de très nombreux Français le fait d’avoir un grand-père algérien, et un autre maltais, natif de Béja, en Tunisie.
Les Européens ont occulté leurs racines anciennes, leur propre histoire, pour faire la traque aux migrants. Ce qui ne l’empêche pas, parallèlement, de promouvoir ce qu’elle qualifie d’immigration « choisie ». Choisi : un terme aussi odieux qu’inégalitaire, qui suggère qu’on peut trier des hommes comme des primeurs au marché. Cette « migration choisie » est souvent un leurre. De nombreux témoignages attestent les difficultés des personnels soignants recrutés durant la pandémie et qui n’ont jamais été régularisés, malgré leur implication et leur abnégation.
Dès lors, l’Europe, et chacun de ses membres de manière individuelle, peuvent-ils se poser en donneurs de leçons ou se prétendre exemplaires ? Les droits humains sont-ils ramenés aux limites imposées par la chasse aux migrants qui a fait de la Méditerranée un cimetière ? L’Europe a décidé d’opter pour le « chacun chez soi » et pose des conditions à qui prétend fouler son sol. C’est son droit. Mais a-t-elle quantifié les déséquilibres que ses pays membres provoquent, notamment en Afrique, et, surtout a-t-elle entamé des discussions avec les pays subsahariens pour endiguer les départs et soulager les pays du Maghreb, devenus lieu de passage vers le Nord ?
« Garde-frontière »
Pourquoi l’Europe ne s’adresse-t-elle pas de la même manière à l’Égypte et à la Libye, elles aussi pays de départ de flux migratoires importants ? L’Europe a-t-elle entendu le président Saïed répéter inlassablement à ses visiteurs que la Tunisie ne sera ni un « garde-frontière » pour des pays tiers, ni un pays d’installation pour les migrants ?
Il semble que non, tout comme elle a fait la sourde oreille face aux alertes sur le changement climatique qui va induire, sous peu, d’autres vagues migratoires autrement plus importantes que celle des 40 000 migrants arrivés en Italie depuis la Tunisie entre janvier et juin 2023.
Face à ce risque que ni Schengen ni des garde-côtes armés jusqu’aux dents ne pourront freiner, l’Europe est-elle prête ? Pour le moment, elle semble se dérober et glisse la poussière sous le tapis. Elle propose des refoulements pour occulter les siens.
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