En Algérie, Matoub Lounès ou l’impossible enquête

Vingt-cinq ans après l’assassinat du chanteur kabyle, et malgré un procès en 2011 ayant débouché sur deux condamnations, les circonstances de cette « exécution », tout comme l’identité de ses commanditaires, demeurent un mystère

Un homme brandissant un poster de Matoub Lounès, lors d’une manifestation contre les violences terroristes, à Akbou, à 65 km de Béjaïa, le 28 mai 2001. © HOCINE ZAOURAR/AFP

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Publié le 25 juin 2023 Lecture : 6 minutes.

Cet article a été publié le 14 juillet 2016 et actualisé en 2023.

« Des centaines de fois, j’ai imaginé la scène de mon assassinat. Des centaines de fois, j’ai vécu ma mort. Pendant quinze jours, j’ai voyagé au bout de l’horreur, je n’ai peur de rien. » Ces mots, Matoub Lounès les a rédigés quelques mois après son kidnapping, en septembre 1994, par un groupe terroriste.

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Simulacres d’exécution et vrai kidnapping

Séquestré pendant deux semaines quelque part dans les montagnes du Djurdjura, soumis à des simulacres d’exécution, il a longtemps cru que son heure était arrivée. Le destin en a décidé autrement.

Acculés par une formidable mobilisation populaire, ses ravisseurs finiront par le libérer, non sans l’avoir menacé de représailles s’il n’abandonnait pas la chanson. Sauf qu’il en fallait beaucoup plus pour faire taire ce poète écorché vif, militant de la démocratie, de la langue et de la culture berbères, et pourfendeur patenté du pouvoir et des islamistes.

Voyages, mariage, distinctions internationales, concerts et nouveaux albums, celui qu’on surnomme le rebelle reprend goût à la vie. Mais près de quatre ans après cette épreuve traumatisante, la Faucheuse est au rendez-vous sur une route de Kabylie.

Ce jeudi 25 juin 1998, Matoub Lounès, 42 ans, regagne son domicile en compagnie de son épouse, Nadia, et de ses deux belles-sœurs, quand son véhicule est pris sous un déluge de feu. Embusqués dans les arbres et les talus qui surplombent un virage dangereux, plusieurs hommes armés arrosent la Mercedes noire. L’artiste résiste avec ses deux armes, mais le combat est inégal.

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Grièvement touché, il est extrait de sa voiture et achevé à bout portant. Blessées, les trois jeunes femmes sont laissées pour mortes. Il est 13h15. Matoub est mort. Ses assassins disparaissent dans la forêt en criant « Allah akbar ! »

Plusieurs thèses

Qui a tué Matoub Lounès ? Dix-huit ans après sa disparition, trois thèses sont avancées pour tenter d’élucider un mystère qui s’épaissit au fil du temps. Pour certains, Matoub a été tué par ceux qui l’avaient enlevé quatre ans plus tôt, à savoir le Groupe islamique armé (GIA), lequel a revendiqué son assassinat le 30 juin 1998.

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Dans un communiqué remis au bureau de l’AFP à Londres, Hassan Hattab, alias Abou Hamza, alors l’un des émirs de l’organisation, signait le crime en ces termes : « Une unité de moudjahidine a pris pour cible l’ennemi de Dieu Matoub Lounès, l’a tué et a pris ses armes. » Pour une partie des fans du chanteur, c’est le pouvoir qui l’a assassiné.

Pour d’autres, ce seraient plutôt des porte-flingues du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), parti dont Matoub était pourtant très proche, qui auraient orchestré sa liquidation. Pour la justice algérienne, enfin, le dossier est clos en juillet 2011 avec la condamnation d’Abdelhakim Chenoui, un repenti du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), et de Malik Medjnoune, un saisonnier, à douze ans de réclusion pour complicité d’assassinat. Libérés après avoir purgé leur peine, les deux hommes continuent de clamer leur innocence.

Installée à Paris, Nadia, la veuve du chanteur, réclame aujourd’hui la réouverture du dossier. Si le souvenir de la tuerie est toujours intact – elle garde des éclats de projectiles au niveau du cerveau –, elle ne nourrit aucune certitude sur l’identité des assassins de son mari.

« Recherche de la vérité »

Le 2 juin dernier, elle a donc chargé son avocat de déposer une plainte contre Hassan Hattab auprès du procureur d’Alger pour assassinat et tentative d’assassinat sur sa personne et sur ses deux jeunes sœurs. « J’estime que sa revendication est un élément juridique exploitable, affirme Nadia pour justifier sa plainte. Je demande donc au procureur d’ordonner une instruction et une enquête pour faire entendre Hassan Hattab. Ma démarche est une recherche de la vérité. Qu’il assume ou non, cela relève du travail de la justice. »

Pourquoi une plainte contre Hassan Hattab dix-huit ans après la mort de Matoub ? N’est-il pas trop tard, maintenant que la justice a clos le dossier, que les preuves matérielles ont été escamotées et que la plupart des assaillants qui avaient pris part au guet-apens ont été tués dans différentes opérations de l’armée, à en croire la version officielle ?

Nadia Matoub affirme avoir déposé, en 2008, une plainte contre X au tribunal de Tizi-Ouzou, en Kabylie, mais celle-ci a été rejetée. « À l’époque, les magistrats nous ont expliqué que notre demande était irrecevable dès lors qu’une instruction était déjà en cours, explique-t-elle. Une plainte contre X ayant très peu de chances d’aboutir, j’ai donc décidé de solliciter à nouveau la justice pour qu’elle auditionne Hassan Hattab. Je rappelle que celui-ci ne s’est jamais expliqué sur sa responsabilité assumée dans ce crime. »

Émir du GIA en Kabylie et à l’est d’Alger au milieu des années 1990, Hassan Hattab, dont la tête était mise à prix pour 3 millions de dinars (environ 28 000 euros), prendra ses distances avec ses anciens compagnons d’armes à l’automne 1998 pour fonder le GSPC.

La vie « normale » de l’ex-émir du GIA

Assassinats de civils et de militaires, attentats et embuscades visant l’armée, faux barrages et racket, lui et ses hommes guerroient pendant des années, faisant des milliers de victimes. Peu de temps après l’entrée en vigueur de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, en février 2006, qui offre la grâce aux combattants qui acceptent de renoncer au jihad, l’émir Hattab se rend aux autorités. Placé sous haute protection, il accepte de collaborer pour convaincre les irréductibles de descendre des maquis.

« Nous le considérons comme un repenti, tranchait l’ancien ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni. Il est concerné par plusieurs dossiers juridiques. Il doit éclaircir sa situation. » Entendu par un juge, il bénéficiera d’une amnistie totale. « Sa collaboration a permis d’empêcher plusieurs crimes », expliquait un ministre pour justifier son absolution.

Hassan Hattab, 49 ans, est aujourd’hui libre de ses mouvements. Il habite dans un logement d’une cité populaire de la capitale et vit des aides de ses fidèles qui ont prospéré à l’ombre du jihad. La protection policière qu’on lui a accordée pour le protéger de ses ex-acolytes, qui le considèrent comme un traître, ou contre d’éventuelles représailles de la part des proches des victimes du terrorisme a été levée.

Signe que l’homme, père de trois enfants scolarisés dans une école publique, mène une vie « normale ». Au printemps dernier, il a même assisté, en compagnie de plusieurs ex-camarades du maquis, au mariage de la fille d’Abdelhak Layada, fondateur du GIA.

Hattab a-t-il un jour évoqué l’assassinat de Matoub devant ses proches ? « Jamais en ma présence », admet l’un de ses intimes, qui le reçoit souvent à déjeuner.

Hassan Hattab protégé par sa grâce

À vrai dire, il n’y a pratiquement aucune chance qu’un juge d’instruction décide de l’auditionner pour recueillir ses explications sur l’assassinat de Matoub. « Malheureusement, sa grâce le protège contre toute poursuite judiciaire, lâche un ténor du barreau d’Alger, sollicité au début des années 2000 par la famille du chanteur pour défendre ses intérêts. Je ne vois vraiment pas comment un magistrat accepterait de convoquer un ancien terroriste que l’État a protégé avant de l’absoudre. »

Le cas d’un autre ponte du terrorisme, Madani Mezrag, chef de l’Armée islamique du salut (AIS) – autodissoute en janvier 2000 –, qui a également bénéficié d’une grâce, renforce ces doutes.

Dans nos colonnes ou sur les plateaux de télévision, Mezrag a revendiqué et justifié à diverses reprises la mise à mort d’un jeune militaire en 1993 sans qu’il soit poursuivi pour assassinat et apologie d’assassinat. Ce qui est permis à Mezrag ne le serait-il pas à Hattab ? Peut-être, comme l’a dit un jour le président Abdelaziz Bouteflika, qui s’était pourtant engagé en septembre 1999 à faire la lumière sur l’assassinat de Matoub, que « toute vérité n’est pas bonne à dire ».

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