Ménélik, le Négus d’Éthiopie, défait l’Italie à Adoua

Commémorée, chaque 2 mars, par l’Éthiopie, cette bataille a eu un retentissement mondial et a mis un coup d’arrêt aux ambitions coloniales italiennes. Elle a aussi fait passer à la postérité le roi Ménélik II, symbole de bravoure.

Les Italiens se lancent dans la bataille d’Adoua, malgré un rapport de force très défavorable. Ils perdront au moins 6 000 hommes. © Montage JA ; Mary Evans Picture Library/SIPA

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Publié le 28 juillet 2023 Lecture : 9 minutes.

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[Série] Ces batailles où l’Afrique a triomphé des colons

Face aux forces coloniales, du Maroc à l’Afrique du Sud, en passant par Haïti, l’Algérie ou le Ghana, les Africains du continent et de la diaspora ont souvent su profiter du sentiment de supériorité des Européens.

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Les victoires militaires africaines (5/7) – « Soldats ! Depuis quinze jours, vous attendez, impatients, l’attaque des Abyssins. Puisqu’ils n’osent pas venir à nous, allons à eux ! » Ainsi débute l’ordre du jour que le major-général Oreste Baratieri, 54 ans, nommé en 1891 à la tête des troupes italiennes en Afrique, adresse à ses troupes le 29 février 1896. Le rapport des forces est a priori très défavorable au contingent européen, estimé à 15 000 hommes. Face à eux, l’armée éthiopienne, menée par le Négus Negest, le « roi des rois » Ménélik II, compte entre 80 000 et 100 000 combattants. Parmi ces unités, une forte cavalerie.

« Hordes à demi-sauvages »

Insuffisant, toutefois, pour effrayer Baratieri, qui poursuit en s’adressant à ses troupes : « Leurs gros effectifs ne sauraient vous intimider ; votre armement supérieur, votre discipline auront raison de ces masses sans cohésion et mal armées. Ne les avez-vous pas déjà battues en vingt rencontres ? Nous emploierons des formations échelonnées, contre lesquelles leurs efforts désordonnés viendront s’échouer. Restez dans la main de vos chefs, et ils vous conduiront à la victoire. Soldats ! songez que l’Italie entière a les yeux rivés sur vous ; avec l’aide du dieu de la guerre, nous refoulerons dans leurs montagnes ces hordes à demi-sauvages. Votre général compte sur vous ; comptez sur lui ! »

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Baratieri se trompe, et ses nombreuses erreurs d’appréciation seront lourdes de conséquences. Pour l’Italie tout juste unifiée – le Risorgimento, qui a permis de réunir les différentes régions de la Péninsule ne date que de quelques années –, l’aventure africaine est récente. Soucieuse de mettre la main sur de nouveaux territoires, Rome, arrivé après les Britanniques, les Belges, les Français et les Portugais, s’est attaqué aux régions encore « disponibles ». L’Érythrée, en l’occurrence, que ses troupes ont conquise dans les années 1880.

"Le Négus Ménélik lors de la bataille d'Adoua", une illustration du "Petit Journal", dans son édition du 28 août 1898. © Archives Charmet/Bridgeman Images

"Le Négus Ménélik lors de la bataille d'Adoua", une illustration du "Petit Journal", dans son édition du 28 août 1898. © Archives Charmet/Bridgeman Images

Avec le puissant empire éthiopien voisin, les relations ont d’abord été pacifiques, les deux parties signant plusieurs traités d’amitié et de coopération. Mais le plus récent, le traité de Wouchale, conclu en 1889, a été rédigé dans sa version italienne d’une manière laissant entendre que l’Éthiopie est sous protectorat italien. Quand le pot aux roses est découvert, Ménélik II rompt les relations et, en 1893, dénonce le traité lui-même. Depuis, la situation n’a fait que se dégrader, menant à cette confrontation militaire de 1896 dans la région septentrionale de l’empire, le Tigré.

Sur les gravures de l’époque, le général Oreste Baratieri est représenté le plus souvent en grand uniforme. Lourdes épaulettes dorées, torse tapissé d’innombrables médailles et coiffé du chapeau typique des militaires italiens, orné d’un bouquet de longues plumes de grand tétras noir. L’officier n’a pourtant rien d’un militaire d’opérette. Préférant, sur le terrain, la veste kaki et le pantalon blanc, il s’est engagé dès ses 19 ans aux côtés des chemises rouges de Garibaldi et a combattu presque toute sa vie : contre les troupes du pape, les Napolitains et les Français d’abord, en Afrique depuis quelques années.

Maintenant quinquagénaire, il arbore la grosse moustache de rigueur et doit porter des lunettes pour consulter ses cartes. Mais, à l’inverse de nombre d’officiers dont le tour de taille s’épaissit à mesure qu’ils montent en grade, Baratieri est encore svelte et, à la tête des Regio Corpo Truppe Coloniali, les troupes coloniales italiennes, il n’a aucun doute sur l’issue de la bataille.

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Attaque surprise

Les Éthiopiens sont installés à 30 km de ses lignes depuis une bonne semaine et n’attaquent toujours pas. Pour Baratieri, qui craint que le ravitaillement de ses troupes ne devienne difficile si cette attente devait se prolonger, l’attentisme des « Abyssins » est la preuve de leur faiblesse et de leur désorganisation. Passant des heures sur les cartes de la région, hérissée de nombreuses collines entre lesquelles serpentent vallons et défilés propices aux embuscades, le commandant en chef a conçu un plan précis. Ses troupes, scindées en quatre colonnes, attaqueront par surprise, s’empareront des points stratégiques afin de désorganiser les « bandes » indigènes, s’appuyant sur leur discipline et sur leur armement moderne pour l’emporter.

Oreste Baratieri confie le flanc droit au général Dabormida. Arimondi mène la colonne centrale, celle qui dispose des plus nombreuses pièces d’artillerie, tandis qu’Albertone occupe le flan gauche et qu’Ellena se tient en réserve. À 21 heures, le 29 février, les Italiens se mettent en mouvement, aidés par le clair de lune, qui leur permet de se repérer dans ce paysage minéral et accidenté.

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En quelques heures de marche nocturne, pourtant, tout dérape. Albertone, d’abord, dévie vers le Nord au point que sa colonne finit par croiser celle d’Arimondi, ce qui provoque une belle pagaille et des heures de retard. Les cartes utilisées par les Italiens sont au mieux imprécises, au pire complètement fausses. Et leurs officiers n’ont pas bien mesuré la difficulté d’une marche forcée dans un terrain aussi montagneux. Poursuivant sa route, Albertone s’aventure beaucoup trop loin par rapport à l’objectif que lui avait assigné Baratieri, au point se se trouver coupé du reste du contingent italien. À 5 heures du matin, personne ne sait plus où est passée la colonne de gauche.

À la même heure, une escarmouche imprévue se déroule à proximité immédiate du camp de l’armée éthiopienne. Quelques coups de feu sont rapidement échangés, personne n’est blessé, mais les hommes de Ménélik II parviennent à faire deux prisonniers. Immédiatement interrogés, ceux-ci se montrent plus que bavards, détaillant complaisamment le plan et les objectifs du haut commandement italien et l’emplacement des troupes. Le « roi des rois » et ses généraux n’en demandaient pas tant. Ils redéploient rapidement leurs effectifs et, à 6 heures du matin, la contre-offensive commence.

L’impératrice en première ligne

Le Négus Negest lui-même, qui commande la plus puissante unité de l’armée éthiopienne, occupe le centre du terrain. Autour de lui, d’autres troupes manœuvrent, menées par le Ras Mekonnen Welde Mikaél (père du futur empereur Haïlé Sélassié), le Ras Alula et Balcha Safo, qui commande l’artillerie. L’Itege Taytu Betul, quatrième épouse du Négus, issue de la noblesse du Nord, est elle aussi en première ligne, à la tête de 10 000 soldats, dont 6 000 cavaliers. Très conservatrice et attachée aux traditions de son pays, l’impératrice estime depuis longtemps que l’Éthiopie s’est trop ouverte aux influences étrangères.

Lorsqu’il entend les premiers coups de feu, le général Baratieri pense que la colonne « perdue » d’Albertone est de retour. Il se trompe : ce sont les troupes ennemies qui approchent. Quant à Dabormida, qui lui aussi cherche toujours la colonne censée couvrir le flanc gauche italien, il s’enfonce trop avant dans un vallon et se coupe à son tour du reste des troupes. Albertone, de son côté, a finalement atteint le col Enda Kidane Mehret, que ses troupes occupent conformément au plan initial. À ceci près que c’est du col Kidane Mehret, un autre sommet situé à plusieurs kilomètres, qu’il devait s’emparer. Pendant quelques heures, il parvient à tenir sa position, mais, face aux assauts successifs des troupes de Ménélik, de Taytu et du Ras Mengesha, il est contraint de reculer et envoie un messager demander des renforts.

Baratieri ordonne à Dabormida de se porter au secours d’Albertone. Mais le message n’arrive pas et, vers 9 heures, les troupes de ce qui était la colonne de gauche sont submergées et massacrées. Albertone est fait prisonnier. Baratieri l’ignore encore, mais la bataille d’Adoua est perdue. Elle va même virer au désastre. Voyant ses troupes arriver à court de munitions, Dabormida ordonne une dernière charge, pensant qu’elle donnera le temps à Albertone et Arimondi de le rejoindre. C’est en chargeant à la tête de ses troupes aux cris de « Savoia ! » et « Viva l’Italia ! » que le général est tué.

Le général en chef italien ignore encore tout des derniers événements lorsque, croyant que son flanc droit résiste, il décide de porter toutes ses forces sur la gauche et y envoie Ellena et Arimondi. Les colonnes des deux généraux s’engagent entre les monts Beleh et Raiyo… et se retrouvent face à des milliers d’Éthiopiens, qui les chargent et les coupent de leurs arrières. Arimondi tombe à son tour. À 11 heures, Baratieri comprend enfin que sa défaite est consommée. Il ordonne l’évacuation mais, le temps que l’ordre circule, les troupes de Ménélik ont encore le temps d’occuper plusieurs positions clés et d’écraser la faible arrière-garde censée protéger le repli des Italiens, dont le moral est maintenant au plus bas.

Victoire incontestable

Sur les 15 000 à 17 000 Italiens engagés, on compte 6 000 à 7 000 morts, près de 1 500 blessés et 1 800 prisonniers. L’artillerie est entièrement détruite, ou tombée aux mains de l’ennemi, de même que 11 000 fusils. Sur cinq généraux, trois ont été tués, un autre a été blessé et le dernier est prisonnier. Les Éthiopiens, eux, ont perdu 4 000 à 7 000 combattants, et 8 000 à 10 000 d’entre eux sont blessés, mais leur victoire est incontestable.

La statue du Négus Ménélik II, à Addis-Abeba, lors de la célébration du 121e anniversaire de la bataille d'Adoua, le 2 mars 2017. © Mohammed Abdu Abdulbaqi/Anadolu Agency via AFP

La statue du Négus Ménélik II, à Addis-Abeba, lors de la célébration du 121e anniversaire de la bataille d'Adoua, le 2 mars 2017. © Mohammed Abdu Abdulbaqi/Anadolu Agency via AFP

En Italie, l’opinion est sous le choc. Tandis que certains exigent l’envoi de nouvelles troupes afin de laver l’affront, les partis et médias de gauche rappellent leur opposition au colonialisme, le journal républicain Critica Sociale allant jusqu’à titrer « Viva Menelik ». Conspué, le chef du gouvernement, Francesco Crispi, démissionne le 10 mars. Son successeur, sitôt nommé, annonce que l’Italie renonce à toute ambition coloniale en Afrique. Quant au général Oreste Baratieri, seul rescapé parmi les commandants du contingent défait, il est convoqué par un tribunal qui doit se prononcer sur son « inaptitude » présumée. Finalement blanchi par les juges, il quitte toutefois l’armée en 1897 et meurt en 1901.

Dans les années qui suivent, de nombreux militaires et historiens se penchent sur les raisons de la défaite italienne à Adoua, essayant de comprendre comment une armée moderne, bien équipée, dirigée par un officier aguerri et compétent, a pu se faire massacrer par des guerriers nombreux, certes, mais regardés avec mépris par tous les Européens de l’époque. Dès 1898, le lieutenant-colonel français Petetin rédige sur le sujet une « étude tactique », jugeant que la France, « puissance coloniale de premier ordre », a tout intérêt à comprendre ce qui est arrivé afin de ne pas connaître les mêmes désillusions.

Pour Petetin, « l’état-major italien a commis une erreur en faisant opérer de nuit un mouvement compliqué par trois colonnes dans un pays montagneux particulièrement difficile et peu connu ». L’officier critique aussi des ordres peu clairs et « notoirement insuffisants », et constate, cartes et règles à calcul à l’appui, qu’en moyenne « la vitesse de marche [des colonnes italiennes a été] d’environ 1,5 km/h ». Dérisoire, surtout face à la « cavalerie nombreuse et hardie » des Éthiopiens.

Dans un ouvrage publié en 1986, l’historien américain Chris Prouty ajoute : « Les Italiens avaient des cartes inadéquates, de vieux fusils (les nouveaux Remington n’étaient pas disponibles car Baratieri, contraint de peu dépenser, voulait utiliser les anciennes cartouches), un équipement de communication médiocre et des chaussures inadaptées au sol rocailleux. Le moral était bas, les vétérans avaient le mal du pays et les nouveaux arrivants étaient trop inexpérimentés pour avoir un esprit de corps. Il y avait une pénurie de mules et de selles. »

Le Négus, héros planétaire

Les troupes de Ménélik, contrairement à ce que supposaient les officiers européens, disposaient pour partie au moins d’armements modernes : fusils français Gras, Chassepot et Lebel, canons Krupp et Hotchkiss, ainsi que quelques exemplaires de la toute récente mitrailleuse britannique Maxim, fabriquée depuis 1884 et utilisée par les troupes anglo-égyptiennes lors de la bataille d’Umm Diwaykarat, qui à la fin de 1899, fit 1 000 morts du côté soudanais et… trois du côté britannique.

Sur le plan diplomatique enfin, le retentissement de la bataille d’Adoua est planétaire. Le New York Herald Tribune en fait sa une le 3 mars et le Négus Negest Ménélik II devient une célébrité mondiale : l’Africain qui a battu les Occidentaux. La France, le Royaume-Uni, la Russie et l’empire ottoman envoient des missions diplomatiques à Addis-Abeba. À l’issue des négociations de paix, Éthiopiens et Italiens signent un nouveau traité, dont la traduction, cette fois, est scrutée à la loupe. L’indépendance de l’Éthiopie y est garantie, même si l’Érythrée reste italienne. En 1897, les frontières sont définies avec la colonie française de Djibouti, puis avec la Somalie britannique et, en 1904, avec le Soudan. L’empire de Ménélik n’est plus considéré par les Européens comme une terre à conquérir mais comme un partenaire potentiel qu’il va falloir respecter.

Loin des chancelleries et des palais présidentiels, la victoire d’Adoua apparaît aussi comme un signe d’espoir pour de nombreux peuples colonisés, ainsi que pour les populations afro-américaines et celles des Caraïbes. Elle contribue à donner à l’Éthiopie et à ses empereurs une aura qui, dans bien des esprits, reste vivace aujourd’hui, y compris à travers le rastafarisme. Quant aux Italiens, ils reviendront en Éthiopie, mais il faudra pour cela attendre l’arrivée au pouvoir des fascistes menés par Mussolini.

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