Au Maroc, le Festival Gnaoua d’Essaouira réhabilite « la musique des esclaves »
C’est une tradition héritée de captifs subsahariens, et longtemps discréditée, que le grand rendez-vous artistique de la cité des Alizés valorise depuis 1998. Jusqu’à en faire une véritable vitrine musicale du pays à l’international.
Devant Bab Doukkala, l’une des portes fortifiées menant à la médina d’Essaouira, le début de la parade d’ouverture du Festival Gnaoua et musiques du monde d’Essaouira 2023, qui s’est tenu du 22 au 24 juin, a des allures de retrouvailles familiales. En djellaba arc-en-ciel ou coiffés d’une calotte sertie de coquillages, les artistes se saluent ou se prennent dans les bras. Tout autour, le dispositif de sécurité renforcé, les nombreux journalistes sur place et le bourdonnement du drone qui plane au-dessus des têtes ajoutent au caractère impressionnant du spectacle.
Rythmes extatiques
Le public nombreux attend derrière des barrières au début du boulevard Mohamed-Zerktouni, ou au sein de la médina, formant une haie d’honneur. C’est l’ouverture d’un défilé qui traversera la vieille ville pendant près d’une heure. Des artistes issus de troupes venues de toutes les régions du Maroc s’y suivent dans un concert de musiques extatiques, mêlant chants traditionnels, rythmes aux tambours, guembri et qraqeb (sortes de crotales).
À l’origine de ce rendez-vous culturel devenu culte – le festival vient de fêter sa 24e édition –, la tradition d’une confrérie d’anciens esclaves subsahariens arrivés au Maroc par les caravanes de la traite négrière, depuis au moins le XVIe siècle. Connue pour sa musique inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2019, la communauté gnaoua (ou gnawa) est avant tout la gardienne d’un savoir mystique ancestral. Historiquement, ses membres, dont certains se sont retrouvés au service des zaouïas maraboutiques, pratiquent la transe thérapeutique (mlouk) par la danse et la musique.
Aux origines de la communauté gnaoua
En fait, ces esclaves noirs arrivés essentiellement du Soudan au Maroc musulman, ont subi une conversion forcée. Ils ont donc opéré une forme de syncrétisme à mi-chemin entre islam et animisme, formant une religion nouvelle organisée en confrérie, celle des gnaouas. Étymologiquement, le mot tiendrait ses origines de l’expression berbère « akal-n-iguinaouen » signifiant « pays des Noirs », d’où aurait découlé les noms Guinée et Ghana, puis gnaoua par proximité phonétique.
Leurs rites longuement étudiés par l’anthropologue Viviana Pâques, notamment dans son ouvrage La Religion des esclaves, recherches sur la confrérie marocaine des Gnawa (1991), ont toujours eu lieu lors de cérémonies religieuses publiques dans des zaouïas. lors de ces célébrations, les gnaouas refusaient d’être rémunérés pour des raisons éthiques, n’acceptant que des dons à prix libres. Elles pouvaient également être organisées à domicile, dans des maisons particulières. Ces pratiques qui se multipliaient particulièrement pendant le mois de Chaâbane précédant le ramadan, explique le psychosociologue Georges Lapassade dans Les Gnaoua d’Essaouira. Les rites de possession des anciens esclaves noirs au Maghreb, hier et aujourd’hui (1976).
Les gnaouas du Maroc sont loin d’être la seule confrérie d’esclaves au Maghreb. Il en existe d’autres dans la région, comme les Stamboulis de Tunisie, les Sambanis de Libye ou encore les Bilalis d’Algérie. Mais contre toute attente, c’est au Maroc que ces coutumes d’abord marginalisées se sont démocratisées au fil des ans, jusqu’à gagner en popularité même parmi les classes bourgeoises de la société. Aujourd’hui, le festival d’Essaouira fondé par Neila Tazi, qu’elle dirige depuis 1998, contribue largement à cette réhabilitation, leur offrant une plateforme pour se produire devant un public de passionnés dans un contexte profane.
Randy Weston, Jimmy Page, Keziah Jones…
Fort de sa reconnaissance internationale le festival organise ainsi des résidences d’artistes et des concerts fusion, mettant en scène artistes gnaouis, musiciens locaux et internationaux. Si cette musique s’est autant diffusée, inspirant des stars du jazz ou du rock comme Randy Weston ou encore Jimmy Page et Keziah Jones, c’est aussi parce que cet évènement est devenu une vitrine pour le genre musical. Permettant de créer un lien entre les troupes de gnaouas et les acteurs culturels étrangers, capables d’accélérer sa légitimation et, in fine, sa commercialisation à l’international, sous le label musiques du monde.
C’est la thèse que développe Zineb Majdouli, docteure en sciences de l’information et de la communication dans sa thèse Trajectoire des musiciens gnawa, publié chez L’Harmattan, en 2007. Leur statut revalorisé, les plus chanceux de ces artistes parviennent donc désormais à être signés par des maisons de production et à réaliser des tournées à l’étranger. Ce qui encourage une plus jeune génération issue ou non de lignées gnaouies à se lancer dans cette voie.
Pourtant malgré l’évolution rapide de ce genre musical seuls quelques maâlem jouissent d’une renommée mondiale, vomme Mahmoud Guinia et Hmida Boussou, ou plus récemment Hamid El Kasri. Dans ce milieu relativement fermé – la transmission de ce savoir-faire se fait exclusivement de maâlem à maâlem –, certains sont musiciens professionnels, alors que nombre d’entre eux continuent à réaliser des performances pour des clients lors de cérémonies privées ; un moyen de survivre économiquement et de mieux se faire connaître au Maroc.
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