Les femmes, grandes oubliées du mobile money en Afrique ?
Conçu comme un outil d’inclusion financière, le mobile money souligne et renforce pourtant les inégalités persistantes entre les hommes et les femmes sur le continent, notamment en zone subsaharienne.
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François Thomas
Journaliste, directeur de publication des magazines Brune et Ben, consultant spécialiste d’intelligence économique.
Publié le 27 juin 2023 Lecture : 4 minutes.
Au départ, la promesse était bien l’inclusion de toutes et tous. En mars 2022, l’opérateur britannique Vodafone et ses filiales africaines Vodacom et Safaricom célébraient le 15e anniversaire de M-Pesa, la plateforme kényane pionnière en matière de mobile money. Un service lancé en mars 2007 pour faciliter les transferts d’argent entre les personnes utilisant des téléphones 2G.
Depuis sa création, M-Pesa s’est développé pour servir, aujourd’hui, plus de 51 millions de clients et 465 000 entreprises. Le mobile money a assurément transformer la vie de millions d’usagers dans le monde. On estime à 1,35 milliard le nombre de comptes enregistrés, qui traitent 1 000 milliards de shillings par an d’opérations (environ 7 milliards de dollars). Soit près de 2 millions de shillings par minute de transactions, 24 heures sur 24. De quoi illustrer la puissance du phénomène.
Progression jamais démentie
« Nous avons commencé par l’inclusion financière et nous avons grandi sur le continent. Puis, nous avons proposé des services financiers et des services dans le domaine de la santé, notamment pendant la pandémie de Covid-19, mais aussi dans le domaine de l’agriculture et d’autres secteurs », se rappelle Sitoyo Lopokoiyit, CEO de M-Pesa Africa. Car la progression jamais démentie du mobile money s’est faite grâce à l’élargissement de son champ d’action. Les flux entre banques et plateformes ont, ainsi, plus que doublé depuis 2019.
Interrogé en décembre 2022 sur la digitalisation de l’économie en Afrique dans Financial Afrik, Sidi Mohamed Kagnassi, actionnaire du fonds Goldenrod et administrateur de plusieurs sociétés sur le continent africain, concédait : « L’Afrique peut devenir le continent du digital. J’en suis convaincu. Et c’est une bonne nouvelle pour nos économies africaines. Mobile money, cryptomonnaies ou encore NFT sont autant d’innovations qui serviront de leviers aux économies nationales africaines. »
Mais la success-story a aussi sa part d’ombre. Les femmes figureraient aux abonnées absentes de cette prospérité parce qu’elles sont moins équipées que les hommes. Comme le souligne la Banque de France dans ses notes conjoncturelles : « Acteur d’inclusion et de développement financier, le développement de la banque mobile est, en Afrique subsaharienne, allé de pair avec une hausse persistante des inégalités entre hommes et femmes dans l’inclusion financière. »
Clientèle privée de téléphone
Selon la Banque mondiale, le taux de bancarisation a globalement progressé en Afrique subsaharienne (ASS), passant de 23 % en 2011 à 55 % de la population en 2021. Mais cette augmentation ne s’est pas faite aussi rapidement pour les femmes. La Banque de France note que « l’écart hommes-femmes dans l’accès à internet est passé de 21 % en 2013 à 33 % en 2019 du fait de barrières culturelles ou socio-économiques (moindre revenu, moindre accès à l’éducation, moindre accès à l’emploi formel). En résulte un doublement des écarts d’accès à la banque mobile de 3 à 6 % entre 2014 et 2021, suggérant que les effets bénéfiques de ces innovations ont été en ASS asymétriques selon les sexes. »
Pourtant, l’accession aux services financiers des femmes apparaît comme un facteur de cohésion et de développement durable. Cette égalité dans l’inclusion financière permet aux États qui la promeuvent d’atteindre 8 des 17 objectifs de développement durable recommandés par les Nations unies. Mais elle représenterait également un gain de croissance, comme en atteste Sidi Mohamed Kagnassi dans Financial Afrik : « La fracture numérique reste plus importante chez les femmes africaines que chez les hommes. Si rien ne change, les pays africains et les investisseurs se priveront d’un vaste marché ».
Les opérateurs du secteur savent qu’ils doivent accroître la portée et l’impact de leurs offres et ne peuvent pas laisser de côté ces consommatrices, qui représentent 50 % de leur base de clientèle potentielle. Mais comment adresser des offres de mobile money à une clientèle qui ne possède pas de téléphone ? Comme l’explique le programme Mobile Money de la GSMA (Global System for Mobile Communications, organisation mondiale qui a pour but d’accélérer le développement de l’écosystème du mobile money en faveur des personnes peu ou pas bancarisées), « le fait d’avoir accès à un téléphone portable est une condition préalable importante de l’utilisation du mobile money. Ce qui n’est pas chose aisée à mettre en place dans les zones rurales ou au sein de populations plus âgées. »
Affaire de volonté politique
Au-delà de ce frein technologique, les États africains ont le devoir de tracer de nouvelles perspectives pour juguler ces situations inégalitaires. L’instauration d’un cadre légal adapté constitue un point de départ pour surmonter le manque d’inclusion financière. Cela commence par la suppression des lois empêchant aux femmes d’ouvrir un compte bancaire sans l’accord d’un mari ; par l’application d’une législation visant à circonscrire les discriminations en la matière ; par la prise en considération de l’exemple de 26 opérateurs de réseaux mobiles (ORM) d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine qui, depuis 2016, s’engagent sous diverses formes dans la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes au sein de leur clientèle en privilégiant des initiatives vertueuses et égalitaires.
Au Ghana, par exemple, le groupe sud-africain MTN réfléchit à sécuriser les financements sur les portables féminins en utilisant la tokénisation, procédé permettant de remplacer une donnée sensible par un équivalent appelé jeton, pour éviter les vols et les fraudes. Dans ce domaine aussi, l’éradication de la discrimination hommes-femmes dans le mobile money reste avant tout une affaire de volonté politique.
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