Aïd al-Adha : en Tunisie, le silence des agneaux

En ce jour d’Aïd el-Kébir, pas – ou si peu – de bêlements de moutons dans les grandes villes du pays. La hausse des prix a contraint beaucoup de familles à revoir leurs ambitions à la baisse. Mais la frénésie demeure…

Sur un marché de l’Ariana, près de Tunis, le 21 juin 2023. © FETHI BELAID/AFP

  • Frida Dahmani

    Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.

Publié le 28 juin 2023 Lecture : 4 minutes.

Depuis quelques jours, la bande son de Tunis a changé : moins bruyante, moins de décibels, moins de moteurs pétaradants… Elle s’est mise en mode Aïd. Avec ses sons étouffés et un rythme au ralenti, la ville semble éteinte. Comme tarie.

Rien d’inquiétant, à l’Aïd el-Kébir, Tunis se vide pour que se remplissent les ventres. Un acte de l’ordre du viscéral qui rappelle les origines animales de l’homme, n’en déplaise à Adam et Eve, tombés de leur piédestal depuis la théorie de l’évolution de Darwin.

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L’Aïd est une fête de famille, celle de la pluralité et du partage, une ode collective à l’abondance. Mais cette année, les moutons sont silencieux. D’habitude, on entend leurs bêlements, on les voit transportés de manière tout à fait improbable à bord de véhicules prévus pour les bipèdes et on s’arrache la paille, souvent rare dans les environnements urbains, pour les nourrir.

Mais cette année, rien. Pas un bruit. Comme si les agneaux craignaient d’être poursuivis pour tapage diurne. Le matin de l’Aïd est devenu celui du silence des agneaux.

Ce matin, dans une apparente torpeur, des silhouettes se faufilent discrètement dans les maisons. Les portes s’entrouvrent pour laisser passer ces hommes tenant des sacs d’où dépassent des manches de couteau à dépecer. Ce sont les bouchers de l’Aïd, des hommes qui connaissent les gestes rituels qui rendront l’animal halal, propre à la consommation. Au passage, ils ôteront aux enfants – qui peinent à faire le lien entre l’animal qu’ils ont câliné pendant quelques jours et les côtelettes du déjeuner – de nombreuses illusions.

Pourquoi ce geste sacrificiel a-t-il encore autant d’écho ?

« Venez-voir le mouton, il est tout rose sous ses vêtements », s’exclame en larmes une gamine qui a assisté en cachette au sacrifice. L’Aïd ritualise un geste définitif, une coupure, symbolique classique, chère aux religions mais tellement cruelle.

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L’Aïd el-Kébir, le Grand Aïd, serait plus important que les autres ? Le geste sacrificiel non abouti d’Abraham a-t-il encore autant d’écho au troisième millénaire ou n’est-il plus qu’un prétexte pour faire bombance ou tout simplement des provisions ? Cet Aïd est celui du mouton, de l’agneau, du bétail qu’on immole. Un geste séculaire que l’humain reproduit depuis qu’il était chasseur-cueilleur, pour se nourrir dans l’immédiat mais aussi pour assurer sa pitance les mois de grand froid ou pendant les périodes de disette.

Mais aujourd’hui, on ne devrait plus en être là, et pourtant on y est. Malgré les congélateurs, les chambres froides, les réfrigérateurs, les rayons de viande dans les supermarchés, les ventes au détail, les boucheries, rien n’empêche l’incroyable attrait pour la viande que crée l’Aïd.

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La peur du manque

L’Aïd, qui sous couvert de fête et de bénédiction divine était une opportunité de manger de la viande que l’on ne consommait pas tous les jours, loin s’en faut, ne devrait pas susciter un tel appétit au vu de l’abondance de protéines ingérées au quotidien. En quelques heures, pas moins d’un million de têtes de bétail seront sacrifiées, pour être en grande partie consommées rapidement sous forme de méchoui ou de qlaya – le ragoût –, après le don d’une épaule aux démunis, le reste étant transformé en tripes farcies – osbane – qui garniront le couscous du lendemain, en merguez ou simplement séché pour être consommé plus tard. En moins de 24 heures, il ne restera plus rien du mouton.

La tradition et le respect scrupuleux ne sont même plus un alibi. Bien sûr, les hommes, dans la fraîcheur matinale, accompliront la prière collective de l’Aïd, mais beaucoup renteront chez eux pour savourer un café et préparer la braise pour le barbecue.

La viande a été commandée à l’avance. « Moins de saleté, moins de désordre, moins de travail », argumentent les maîtresses de maison. Une décision qu’approuvent les municipalités, puisqu’elles interdisent rigoureusement l’abattage en appartement ou sur le toit des immeubles. Question d’hygiène mais aussi de maintenance des égouts.

Le pragmatisme en milieu urbain prend le pas sur les coutumes, mais il n’empêche pas la frénésie de l’Aïd qui saisit la population, comme dans une sorte de transe collective où l’on se précipite pour faire des provisions dans la perspective d’un après-Aïd durant lequel le réassort en produits frais et en viandes sera au ralenti.

La crainte de manquer, la peur de l’estomac vide : toujours ce viscéral si présent et si profondément ancré. L’irrépressible peur du manque. On aura beau pérorer au sujet de cet atavisme, l’absurde est là et installe le décor d’un épisode de grande bouffe aussi ubuesque que les excès de ramadan, où rien ne doit manquer, peut-être parce que, justement, l’essentiel manque.

Ventre plein, portefeuille vide

Un réflexe que rien ne freine, pas même les diktats du portefeuille. Dans un post publié sur les réseaux sociaux, le professeur en économie Safouane Ben Aïssa décrit le 25 juin, à trois jours de l’Aïd, comme « la journée la plus cash de l’année pour l’économie tunisienne » et estime, entre les deux jours de congé, les ponts du vendredi et le week-end, à dix jours le ralentissement de la chaîne d’approvisionnement. Énorme pour une économie en quête de relance. Mais le pire est l’inquantifiable et insaisissable masse de numéraire qui s’échange à l’occasion de cette fête du mouton et qu’engloutit bien souvent l’économie parallèle.

Des journées qui rappellent qu’une population très peu bancarisée et des commerçants refusant les paiements par chèque par crainte des impayés sont toujours en attente d’une solution digitale. Mais on n’en est pas là. Nul ne se soucie de la raréfaction du cheptel sous l’effet de la sécheresse et des vols de bétails. Sous peu, il ne sera plus besoin de compter les moutons malgré les insomnies des Tunisiens, aujourd’hui repus mais qui devront affronter, le portefeuille vide, un mois qui commence.

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