[Série] Saints et marabouts : les trois protecteurs de Tunis
Déconsidérées par le pouvoir sous le règne de Bourguiba, les figures de sainteté sont restées très présentes dans la culture tunisienne. Portrait des trois « saints patrons » de la capitale.
En arabe, le vocable « Sidi » – ou « Saïda » et « Lella », ses pendants féminins – ne représente ni un titre ni un statut social. Il est le signe d’un grand respect, qui peut être affectueux ou de courtoisie, mais aussi mondain.
Il ne marque plus depuis longtemps un rapport de vassalité ou de soumission, puisque dans le dialecte tunisien, on donne du « Sidi » aux chefs comme on en donnait aux beys, les représentants de la Sublime porte à Tunis. Mais il peut encore souligner un rapport hiérarchique : on utilise « Sidi », ou son abréviation « Si », pour s’adresser à son patron. Des nuances qui prennent une autre tonalité s’agissant des saints, hommes et femmes, qui sont encore vénérés plusieurs siècles après leur disparition.
Les saints en terre musulmane, qu’on nomme aussi wali ou marabouts en référence au lieu où ils sont vénérés, ne sont pas de la même veine que ceux glorifiés par la chrétienté.
Ils ne sont pas sanctifiés après un long examen de leur vie et de leurs agissements. Il s’agit de gens de bien, anonymes ou figures de la cité, qui se sont distingués par une conduite exemplaire, une piété profonde, une activité caritatives ou des actions qui ont protégé la ville ou la population. Dénués de pouvoir, ils sont quand même invoqués pour intercéder auprès de Dieu, alors que l’islam dénie cette faculté aux saints, aux devins ou aux mages.
Survivance profane
D’autres peuvent paraître plus folkloriques, leur culte, si tant est que leur adresser une prière en contrepartie d’un bienfait ou pour exaucer un vœu puisse être un culte, est une réminiscence de pratiques anciennes, vivier d’une culture et d’un imaginaire populaire foisonnant regorgeant de légendes.
Les spécialistes en sciences humaines y décèlent une survivance profane sous forme de rituels, parfois mystérieux, pour que la « baraka » du saint puisse profiter à celui qui la quémande. D’ailleurs, ceux qui ne tiennent pas leurs promesses en échange d’un bienfait sont également exposés au risque de la malédiction d’un saint devenu vengeur.
Ces convictions étaient tellement ancrées dans les villes d’Afrique du Nord que les quartiers réservés étaient souvent situés, pour une protection symbolique, à proximité d’un marabout, comme Sidi Abdallah Guech ou Sidi Ben Naïm à Tunis.
La plupart de ces saints ont une aura locale. On reconnait les lieux où ils sont visités à leurs portes vertes surmontées d’un oriflamme rouge et vert qui tranche avec les coupoles blanches, qui semblent comme suspendues au-dessus des médinas et des campagnes tunisiennes.
À proximité, leur culte se transmet d’une génération à l’autre. Un statut revendiqué par ces adeptes qui se disent fils du saint et sous entendent qu’ils bénéficient de sa bienveillance.
Certains hommes pieux, vénérés pour leurs actions passées, tombent dans l’oubli. D’autres restent présents dans les esprits tant ils étaient atypiques. Parmi les plus emblématiques : Sidi Amor Fayache. On prêtait à cet homme impressionnant par sa stature le pouvoir d’exaucer des vœux simples, comme une réussite scolaire. Jusque dans les années 1960, il recevait toute sorte de quémandeurs dans le patio de la maison familiale, dans un faubourg de Tunis, déambulant largement dévêtu dans une cage, ce qui a largement contribué à sa légende.
À quelques ruelles de là, Lella Arbia, à laquelle les jeunes filles apportent des bougies et de l’encens, facilite les unions. Mais à Korbous, le mausolée Sidi Carpenti n’est pas dédié à un saint mais à Edmond Lecore-Carpentier, fondateur de la coquette station thermale célèbre pour ses eaux chaudes sulfureuses et qui y est inhumé. L’imaginaire populaire continue de l’honorer.
Bourguiba réfractaire au mysticisme
D’autres, doctes et souvent engagés pour la communauté, sont en revanche vénérés depuis des siècles à travers des confréries qu’ils ont fondées ou auxquelles ils appartiennent. Une aura dont même les politiques tiennent compte : durant la campagne électorale de 2014, le candidat Béji Caïd Essebsi s’était rendu au mausolée de Sidi Belhassen pour échanger avec les membres de la confrérie.
Au temps du protectorat, certaines de ces mouvances étaient acquises aux forces coloniales et d’autres, qui ont fait la différence, à la lutte nationale. Bourguiba était réfractaire à ce mysticisme, qui lui semblait à rebours de la modernité. Certains mausolées, n’étant plus guère entretenus, s’étaient alors délabrés jusqu’à l’intervention de l’État, sous la présidence Ben Ali, dans les années 1990.
Parmi cette foule de santons et autres saints, trois figures ont traversé le temps, celles des protecteurs de Tunis : le saint patron de la capitale, Sidi Mahrez Ibn Khalef, le guide spirituel, Sidi Belhassen Chedly, ainsi que Saïda Manoubia, une femme reconnue, à l’égal des hommes, pour sa piété et sa dévotion.
Tous trois ont émergé dans des périodes de bouillonnement intellectuel, politique et religieux, et influé, chacun à sa manière, sur la construction sociale et politique entre les Xe et XIIIe siècles.
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