Sidi Mahrez Ibn Khalef, le sauveur de Tunis

Opposé à la répression des Fatimides au Xe siècle, artisan de la reconfiguration de la capitale après leur départ, défenseur de la communauté juive, le saint patron de Tunis était d’abord un homme de paix.

Une fidèle en prière à la mosquée Sidi Mahrez, dans le quartier de Bab Souika, à Tunis. © Montage JA; FETHI BELAID/AFP

Publié le 14 août 2023 Lecture : 4 minutes.

SAINTS ET MARABOUTS : LES TROIS PROTECTEURS DE TUNIS (1/3) – Mahrez Ibn Khalef aurait certainement été étonné de se savoir considéré comme un saint. Sa vie durant, il s’était simplement attaché à être un juste et un homme de bien.

Fils d’une Berbère et d’un jurisconsulte arabe, descendant d’Abou Bakr As-Seddiq, beau-père du Prophète et premier calife de sa succession, Mahrez grandit à l’Ariana, bourgade des abords de Tunis où embaume la rose de Damas, ramenée par les voyageurs arabes de leurs expéditions vers l’Orient et au pays du Cham. Malgré son penchant pour le mysticisme, Mahrez n’est ni contemplatif ni poète : fin lettré, aguerri aux discussions savantes, son érudition et sa sagesse forcent le respect de ses interlocuteurs.

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Enseignant et pédagogue au savoir théologique impressionnant, il est pris dans la tourmente marquant la fin de règne des Fatimides, lorsque ceux-ci quittent leur fief de Mahdia pour s’installer au Caire, en 973.

Avant leur départ, Tunis était le théâtre de tensions et de troubles en raison des avanies que ces chiites faisaient subir aux nationaux sunnites, obédience la plus répandue en Tunisie. Une période de tous les dangers, exacerbés, dès 945, par la révolte conduite par Abou Yazid, souvent désigné comme « l’homme à l’âne », un Berbère zénète kharidjite, autoproclamé calife et commandant des croyants ayant pris les armes contre les puissants Fatimides.

Avec le soutien de différentes écoles sunnites, Abou Yazid effectue depuis Tozeur (Sud) une percée vers le Nord, s’empare d’un grand nombre de villes, mais sera finalement mis en déroute. Vainqueurs, les Fatimides rêvent d’expansion en Orient et mettent le cap sur l’Égypte, confiant le pouvoir aux Zirides, qui rétabliront le sunnisme.

Mahrez est alors un notable dans sa pleine maturité. Un personnage discret, apprécié et souvent consulté pour ses avis mesurés, de bon sens et conformes à l’islam, un citoyen conscient de ses devoirs vis-à-vis de la communauté, avec un sens aigu du bien commun. Il encourage la résistance aux Fatimides au nom du sunnisme, puis celle contre Abou Yazid. Quand « l’homme à l’âne » se retire de Tunis, qu’il a occupée avec l’aide de ses habitants, la ville est saccagée, les souks pillés. Mahrez Ibn Khalef réunit la population et s’emploie à l’édification de remparts autour de la médina.

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Tunis sauvée des Fatimides

Mahrez ne se contente pas de nouvelles infrastructures défensives. Il revoit la topographie de la médina, crée de nouveaux souks exonérés d’impôts – sauf ceux imposés par l’islam –, développe au cœur de la cité des activités porteuses de plus-value, comme l’artisanat et les petits métiers qui pérennisent une population hétérogène.

Avec des activités sociales, religieuses et politiques, Mahrez donne une dynamique à la cité, qui redevient florissante. Il est celui qui a sauvé Tunis des Fatimides et d’Abou Yazid. La maxime populaire « yehrez Mahrez », qui signifie « n’eût été Mahrez, la situation aurait pu être pire », aurait été inspirée par cette période où le chiisme a été défait. Une épopée aux résonances modernes qui rappelle la lutte contre les extrémistes religieux, lesquels entendaient faire de la Tunisie un califat après la révolution de 2011.

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En 947, l’épisode sanglant de la révolte d’Abou Yazid débouche sur une période de paix. De grand bâtisseur, Mahrez se mue en homme politique. Il quitte son Ariana natale pour s’installer d’abord à Carthage, où il médite, puis à Bab Souika, faubourg nord de la médina, sur les lieux mêmes de son mausolée actuel.

Il transforme Tunis et est plébiscité par ses habitants, qui lui accordent le titre honorifique de « sultan de la médina » ou prince de la cité. Une ville qu’il connaît désormais de manière intime, et où il dispose de plusieurs lieux de retraite, notamment dans l’autre faubourg de Tunis, Bab Jedid et ses environs, à l’exact opposé de Bab Souika. Ce sera une double vie, durant laquelle le personnage public est aussi un homme humble et vertueux. Un saint.

Mahrez ne le sait pas, mais par ses déplacements, il entame son parcours d’ascète. Son chemin autour d’El Gorjani précédera celui de Saïda Manoubia quelques siècles plus tard. Comme pour cette dernière, et la plupart des saints majeurs, le changement de lieux, la mise en mouvement, reflètent une quête spirituelle. Mahrez a ramené la paix sur Tunis et bénéficie de l’appui des Zirides, auxquels il prodigue des conseils. Il est respecté comme un homme d’État sans avoir de charge réelle, mais sa parole vaut tous les écrits.

Tunis « la verte »

Il est aussi un guide spirituel aimé qui se démarque en ne ménageant pas son aide aux minorités marginalisées, comme les Juifs, qui, grâce à lui, s’implanteront dans le quartier de la Hara. Exclus de la cité dès la fermeture de ses portes, les Juifs du quartier de Mellassine sollicitent Mahrez afin qu’il intercède auprès du gouverneur de la ville et obtienne le droit de laisser quatre familles de leur communauté s’installer dans Tunis intra-muros. Mahrez y consent, réussit après palabres à arracher l’accord du gouverneur, qui lui demande de déterminer lui-même la localisation de cet emplacement.

Mahrez lance alors son bâton qui se fiche dans le sol à quelques encablures de sa maison. Ce sera la Hara, de l’arabe « quatre », un quartier où devaient habiter quatre familles juives et qui abritera tous les Juifs de Tunis, puisque ces quatre familles avaient des liens avec toute la communauté. Cela ne dérangea pas Mahrez, loué pour sa tolérance et sa volonté de fédérer le peuple.

Saint et politique visionnaire. Mahrez avait même demandé à l’émir que les femmes puissent se rendre au marché en toute liberté et procédé à de nombreux aménagements pratiques dans la médina. Tunis, que l’on surnommait « la verte » pour la ferveur de son islam, a fait de Mahrez son saint patron. Identifiables de loin, les coupoles de son mausolée rappellent que Mahrez veille toujours sur sa protégée.

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