En Tunisie, Lella Manoubia, mystique féministe

Jeune femme libre, miséricordieuse et parfois provocatrice, celle que l’on appelle aussi Saïda Manoubia ne craignait pas de concurrencer les hommes. Elle reste vénérée par beaucoup, mais aussi exécrée par les salafistes.

Le mausolée de Saïda Manoubia, à Tunis. © Montage JA ; Ons Abid

Publié le 15 août 2023 Lecture : 5 minutes.

SAINTS ET MARABOUTS : LES TROIS PROTECTEURS DE TUNIS (2/3) – À 9 ans, l’enfant était si peu joueuse que certains murmuraient déjà que Aïcha n’était pas normale. En ce début du XIIIe siècle, ceux qui affichent une différence étaient très vite considérés comme des fadas.

À 12 ans, celle qui porte le nom de l’épouse préférée du Prophète était souvent aperçue déambulant, comme perdue dans ses pensées. Nul ne comprenait alors que ces épisodes étaient des séances de méditation extatique, jusqu’à ce qu’elle soit surprise dans un verger en compagnie du vénéré soufi Abou Hassan el-Chadhili, fondateur de la confrérie de la Chadhiliya, célébré par les Tunisois sous le nom de Sidi Belhassen. La probité et l’ascèse de l’homme ne suffirent pas à rassurer Amor, le père de Aïcha, qui ne supportait plus les remarques sur la conduite étrange de sa fille.

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Sa mère, elle, savait bien que sa fille était singulière depuis sa bénédiction in utero : un jour, alors qu’elle est enceinte, la jeune femme sort de sa maison sur injonction de Sidi Amor, un santon portant le prénom du père de Aïcha. Effrayée par un homme, elle entend alors son fœtus de sept mois lui murmurer : « Sois sans inquiétude, Sidi Abd el-Qadir [fondateur de la confrérie de la Qadiriya], vient effleurer ton ventre de sa main pour parfaire ma sainteté (wilâya). » Aïcha était prédestinée.

Prétendue légèreté

Sainte ou pas, Amor compte bien marier sa fille et, par la même occasion, faire cesser les rumeurs sur sa prétendue légèreté. Il lui choisit pour époux un cousin et profite du moment où elle rentre de sa retraite d’El Gorjani pour le lui annoncer. La jeune fille proteste, son père ne veut rien entendre.

Il faut dire que Aïcha ne passe pas inaperçue : grande, robuste, les cheveux sombres et le port altier, elle en impose et dérange quand elle se montre, les yeux soulignés de khôl et parée de soieries, après s’être rendue auprès de l’imam Abou Hassan el-Chadhili, dont elle devient la disciple. Plus tard, elle optera pour un dépouillement et une simplicité prouvant que sa coquetterie passée était surtout une provocation.

Instruite, ce qui est rare pour l’époque, Aïcha s’est rapprochée de l’imam et de son enseignement en s’installant sur la colline d’El Gorjani, en face de celle où le maître soufi reçoit ses compagnons. Cette colline, où elle s’est consacrée à l’étude des textes sacrés et à son élévation mystique, deviendra son fief, sa première maison, mais aussi sa tombe.

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Une zaouïa – lieu dédié à un saint et régi par une confrérie – y est érigée. Elle s’isole aussi de temps à temps sur la montagne de Zaghouan, mais les errances de celle qui tient à son célibat suscitent des commentaires douteux. Il en sera ainsi toute sa vie, jusqu’à ce qu’elle finisse par imposer le respect après avoir été adoubée publiquement par Abou Hassan.

« Aller voir Saïda »

À l’emplacement de sa maison familiale, un autre mausolée lui est dédié. Le dimanche, une foule plutôt féminine se bouscule pour réciter une prière à la sainte. Son aura est aussi forte que le caractère qu’on lui prête, si bien qu’au fil des siècles, « aller voir Saïda » fait partie du rituel des Tunisoises, et des femmes en général.

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« Elle est un exemple d’émancipation », assure une habituée, qui se défend d’une pratique rétrograde. Il suffit de s’asseoir dans le patio et de prêter l’oreille pour entendre certains récits merveilleux de l’épopée de Aïcha.

Ce prénom a été effacé des mémoires. On l’appelle plutôt « Saïda », la dame, ou « Manoubia », nom que portera le quartier situé sur la colline d’El Gorjani, mais inspiré de la Manouba – son patronyme et lieu de naissance à l’ouest de Tunis. Différentes identités pour une mystique singulière qui a défié une société où les femmes se pliaient à la volonté des hommes. Ce sont les combats de cette femme que rapportent les récits du mausolée, dont les murs sont parsemés de mots et de noms inscrits au henné.

Crainte et respect

En fuyant un mariage forcé et en s’opposant à son père, la jeune Manoubia devient une figure féministe avant l’heure. Avide de savoir, elle s’adresse aux hommes d’égal à égal et s’émancipe en travaillant pour assurer elle-même sa subsistance. Échappant aux normes de l’époque, elle inspire la crainte, mais force aussi le respect, notamment quand ses imprécations se réalisent.

Ce fut le cas quand, avant de rompre avec son père et son village, elle le convainc de lui confier son unique taureau, qu’elle immola avant d’en distribuer les morceaux aux voisins en réclamant qu’ils lui rapportent les os. Elle les enroula alors dans la peau de l’animal, avec les pattes et la tête qu’elle avait conservées, avant de lui ordonner de se lever, dans une prière. Sur cette injonction, le taureau se redressa. L’honneur du père fut sauf, mais Aïcha souhaita à tous qu’« Allah sème la discorde entre eux », ce qui advint. Qu’on ne s’y trompe pas : elle est l’élue de Dieu, son lieutenant, et préfère l’amour du divin à celui des hommes.

Pionnière de la défense des femmes

Ce qui n’empêche pas que Lella, comme la surnomment ses adeptes, avait aussi un grand cœur et faisait de l’aumône et de l’aide aux pauvres une règle essentielle. Quand elle ne pouvait faire son obole, elle estimait que sa journée n’était pas accomplie. Sa sensibilité à la détresse des femmes et l’accueil qu’elle leur réservait firent de cette figure marquante du mysticisme féminin une pionnière de la défense des femmes. Certains de ses hagiographes estiment qu’elle représentait une sorte de contre-pouvoir dans un contexte malékite très rigoriste. À sa mort, en 1267, toute la ville accompagnera son catafalque jusqu’à son mausolée d’El Gorjani.

Bien au-delà de la mort, « l’aimée de Dieu » continuera à susciter à la fois le respect et l’appréhension. Dans son souci d’éveil et d’éducation de la population, Habib Bourguiba entamera une lutte contre la dévotion aux saints et oubliera le précédent historique de Saïda Manoubia quand il fera promulgur en 1956 le Code du statut personnel (CSP), qui attribuera de larges droits aux Tunisiennes.

Toujours vénérée, celle qui, de son vivant, se voulait l’incarnation d’un qotb (pôle) – référence du mysticisme en islam – est sans conteste la sainte patronne de Tunis. Et elle continue de déranger : en 2012, des salafistes ont incendié son mausolée par haine des marabouts, représentants d’un soufisme qu’ils réprouvent.

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